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ses frontières pendant une année et il se chargeait à lui seul de protéger l’empereur[1]. »

Éconduit ainsi sans façon, Voltaire essaya encore de revenir à la charge par une voie indirecte. Le jeune margrave, à qui son puissant beau-frère venait de faire décerner le titre de feld-maréchal du cercle de Franconie, brûlait de se distinguer et, avec l’ardeur naturelle à son âge, accusait souvent tout haut les lenteurs et les hésitations de la politique prussienne. Voltaire lui persuada que s’il détenait seulement de Frédéric la disposition d’un corps de dix mille hommes, on lui ferait aisément avancer par la France un subside suffisant pour lever lui-même une force pareille; ces troupes, jointes aux débris de celles qui restaient autour de l’empereur pourraient former le noyau d’une petite armée qui, sous le nom d’armée des cercles, arborerait l’étendard de la liberté germanique et à laquelle plus d’un prince de l’empire serait empressé de se rallier. Le prince entra avec chaleur dans cette pensée et en fit part à Frédéric. Celui-ci, sans le décourager absolument, lui annonça qu’il allait faire une courte visite au margrave d’Anspach, mari d’une autre de ses sœurs, chez qui il verrait les princes du cercle de Souabe, et ajouta d’un air mystérieux, qu’il reviendrait de là avec de grands desseins et peut-être de grands succès. Le voyage d’Anspach eut lieu en effet et dura quelques jours, au bout desquels Frédéric revint à Baireuth et ne dit rien du tout à son beau-frère, ce qui, dit Voltaire, l’étonna beaucoup.

Force était donc bien de regagner Berlin aussi incertain qu’on en était parti, et Voltaire, sortant de son enchantement, dut faire part de son mécompte au ministre sur un ton de découragement : « Sa Majesté prussienne est partie pour Leipsig et n’a rien déterminé... Mais toutes ses conversations me font voir évidemment qu’il ne se mettra à découvert que quand il verra l’armée autrichienne presque détruite... » — « Je reviens de Franconie, écrivait-il en même temps à un ami, à la suite d’un roi qui est la terreur des postillons comme de l’Autriche, et qui fait tout en poste. Il traîne ma momie après lui[2], »

A Berlin, Valori l’attendait avec une révélation qui n’était pas faite pour le mettre en meilleure humeur : l’ambassadeur avait découvert, je ne sais comment, la perfidie royale qui avait livré à l’évêque de Mirepoix les épigrammes sanglantes du candidat refusé par l’Académie. Voltaire apprit ainsi ce qu’il devait penser des fausses caresses dont il était bercé, et comme Valori n’avait pas manqué de faire rapport de tout au ministre (qui devait déjà en savoir quelque chose), il était clair que la mystification était complète

  1. Voltaire à Amelot, 13 septembre 1743. (Correspondance générale.)
  2. Voltaire à Amelot, 3 octobre. — A Thiériot, 8 octobre 1743. (Correspondance générale.)