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8° Si, pendant le court séjour que je dois faire cet automne auprès de Votre Majesté, elle pouvait me rendre porteur de quelque nouvelle agréable à ma cour, je la supplierais de m’honorer d’une telle commission. 8° Je ne suis dans aucune liaison avec la France ; je n’ai rien à craindre ni à espérer d’elle. Si vous voulez, je ferai un panégyrique de Louis XV, où il n’y aura pas un mot de vrai; mais, quant aux affaires politiques, il n’en est aucune à présent qui nous lie ensemble ; et d’autant plus, ce n’est point à moi à parler le premier. Si l’on me demande quelque chose, il est temps d’y répondre ; mais vous qui êtes si raisonnable, sentez bien le ridicule dont je me chargerais si je donnais des projets politiques à la France sans à-propos, et, de plus, écrits de ma propre main.
9° Faites tout ce qu’il vous plaira; j’aimerai toujours Votre Majesté de tout mon cœur. VOLTAIRE. 9° Je vous aime de tout mon cœur, je vous estime, je ferai tout pour vous avoir, hormis des folies et des chopes qui me donneraient à jamais un ridicule dans Voltaire. l’Europe, et seraient dans le fond, contraires à mes intérêts et à ma gloire. La seule commission que je puisse vous donner pour la France, c’est de leur conseiller de se conduire plus sagement qu’ils n’ont fait jusqu’à présent. Cette monarchie est un corps très fort, sans âme et sans nerfs. FREDERIC.

Il eût été impossible, on en conviendra, d’être moins pressé que Voltaire ne l’était par Frédéric de le suivre à Baireuth; aussi hésita-t-il un peu à user d’une permission si froidement donnée. « Je ne sais, écrivait-il à Amelot, si le roi me mettra du voyage ; ma situation pourra devenir très épineuse. » Il se décida cependant à partir avec le roi, à la surprise de ceux qui, l’ayant entendu se plaindre de sa santé et des fatigues du voyage, ne trouvaient peut-être pas qu’il fût nécessaire de s’en imposer de nouvelles pour se rendre à une invitation assez peu chaleureuse. On sait, en effet, qu’il ne cessait de gémir de ses infirmités et qu’il est resté mourant toute sa vie jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. Pour un tempérament délicat, Frédéric, avec ses allures brusques et pressées, était un compagnon de route assez incommode ; aussi Valori, qui en savait quelque chose par expérience, fit-il honneur à Voltaire de cet acte de dévoûment dans ses dépêches avec une nuance d’ironie : « M. de Voltaire, dit-il, va partir avec le roi de Prusse : il s’expose à aller un train inconnu aux Muses... J’admire beaucoup son courage dans l’état où il est, car il ne paraît avoir qu’un souffle de vie... Il peut être d’une grande utilité, si l’on en juge par son zèle et par la manière dont il s’est conduit ici. »

Le sacrifice était plus méritoire encore, à ce qu’il paraît, que Valori ne le supposait; car au moment où cet envoyé fermait sa lettre, il vit Voltaire lui-même entrer chez lui pour lui confesser