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qu’on espérait tirer de lui par surprise. Si Voltaire s’était flatté de prendre son temps, de commencer par reconnaître son terrain et de guetter l’heure favorable où le prince, entraîné par la chaleur de la conversation, laisserait échapper quelque parole indiscrète, il était loin de compte, car on ne lui donna pas même un jour pour se mettre en observation. Il raconte bien, dans ses Mémoires, qu’il eut l’adresse d’amener insensiblement Frédéric de la littérature à la politique et de le faire causer des affaires courantes sans qu’il s’en aperçût, à propos de l’Énéide et de Virgile ; mais ses lettres à Amelot (dont il ne pouvait avoir perdu le souvenir, puisqu’il en gardait la minute, qui est imprimée dans ses Œuvres) attestent que tant d’art ne lui fut pas nécessaire. Ce fut, au contraire, Frédéric lui-même qui, le soir même de l’arrivée de Voltaire, après l’avoir comblé d’embrassades et de complimens, puis établi dans un appartement d’honneur du palais, le fit dîner presque en tête-à-tête avec l’ambassadeur de France (celui qu’il ne cessait d’appeler mon gros ami Valori), comme s’il eût voulu tout de suite témoigner qu’entre le représentant officiel de Versailles et l’envoyé secret qu’on lui députait en éclaireur, il ne faisait vraiment pas de différence. Puis, dès le lendemain matin, c’est encore Frédéric lui-même qui entre familièrement chez son hôte : « J’ai été bien aise, lui dit-il, de vous faire dîner avec l’envoyé de France, afin d’inquiéter un peu ceux qui seraient fâchés de cette préférence. » Et, là-dessus, il entame au pied levé toutes les questions du jour avec une abondance et une liberté de langage, mais aussi une confusion de pensées dont son interlocuteur (dans le compte visiblement embarrassé qu’il en rend) paraît à la fois surpris, flatté et déconcerté. Quelque effort, en effet, que fasse Voltaire pour donner à ce premier entretien la gravité d’une conférence diplomatique où il s’attribue à lui-même un assez beau rôle, rien ne ressemble moins à une conversation sérieuse que la suite d’assertions incohérentes qui sortent, pour ainsi dire, pêle-mêle de la bouche de Frédéric. Tous les points y sont abordés et aucun n’est résolu. Ce sont alternativement des sarcasmes amers contre les armées françaises et des invectives méprisantes contre le roi d’Angleterre : puis une énumération formidable des ressources militaires de la Prusse, de la force de ses citadelles et de l’effectif de son armée, suivie du serment de rester en paix et de ne jamais sortir de la stricte neutralité ; le tout dit d’ailleurs par le roi avec bonhomie, en quelque sorte le cœur sur la main. Il n’évite même pas les souvenirs les plus délicats à réveiller, puisqu’il ne craint pas de convenir du tour qu’il nous avait joué à Breslau et de demander (à la vérité, dit Voltaire en baissant les yeux) si la France, dans le cas d’une alliance