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Aussi, usant avec eux de meilleurs procédés que Louis XV n’en eut plus tard avec ses ambassadeurs et même ses ministres, on ne leur avait pas fait mystère de la mission secrète de Voltaire. Ils n’avaient donc pas lieu d’être trop surpris de son attitude, mais ils n’en étaient pas moins très gênés. La présence d’un homme dont la réputation était européenne, venant apporter le prestige de son amitié aux adversaires qu’ils n’avaient cessé de combattre, — détruisant par là une partie de l’effet de leurs conseils et de leurs menaces, — laissant échapper à tout moment, soit dans des accès d’humeur, soit pour mieux cacher son jeu, des épigrammes piquantes contre la cour, les ministres et les généraux français, qui circulaient de bouche en bouche et finissaient par passer dans les gazettes, — c’était là un appui dont ils se seraient bien passés. Ce partenaire brouillait leurs cartes ; aussi, malgré leur respect pour l’ordre ministériel, ne pouvaient-ils s’empêcher d’en témoigner discrètement leur humeur dans leurs dépêches : « M. de Voltaire est arrivé, écrivait Fénelon le 21 juillet ; il voit toutes sortes de monde. » — « Il est plus à portée que personne, ajoutait-il le 6 août, de vous faire connaître les dispositions réelles ou affectées des plus grands ennemis que la France ait dans ce pays, car c’est avec eux qu’il vit dans la plus intime familiarité… Il n’y a qu’à souhaiter qu’il ne se méprenne pas dans la façon dont on lui fait envisager les choses et dans le compte qu’il a l’honneur de vous en rendre. »

Quelques jours après, l’abbé de La Ville envoyait, en pièce jointe à sa dépêche officielle, une comédie intitulée la Présomption punie, qu’on jouait publiquement sur le théâtre d’Amsterdam, aux applaudissemens de la foule. On y voyait un vieux bailli impuissant qui, ne pouvant séduire une jeune fille, tâchait de la priver de la succession de son père et finissait par être mis à la raison par un cousin nommé Charlot : c’étaient Fleury, Marie-Thérèse et Charles de Lorraine. Le jeu, comme le costume des acteurs, ne permettait pas de s’y tromper. L’auteur était, disait-on, un médecin de La Haye. — « M. de Voltaire, écrivait La Ville, est plus en état que personne de vous donner des notions sur ce médecin, avec lequel il vit en particularité. » Et effectivement, à la même date, Voltaire envoyait cette facétie au duc de Richelieu en l’accompagnant d’une plaisanterie d’un goût douteux : « J’aime mieux, disait-il, cette farce que celle de Dettingue ; on y casse moins de bras et de jambes[1]. »

  1. Fénelon à Amelot, 21 juillet, 2, 6 août 1743. (Correspondance de Hollande. Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire à Richelieu, 6 août 1643. (Correspondance général.)