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d’ailleurs était bien choisi ; la Hollande étant par tradition l’asile de la liberté d’écrire et de penser, si maltraitée dans tout le reste de l’Europe, rien d’étonnant qu’un auteur persécuté vînt y chercher la sécurité de sa personne et des imprimeurs pour ses ouvrages. De plus, dans un précédent voyage, Voltaire avait contracté une liaison assez intime avec l’envoyé prussien dans cette capitale, le jeune comte Podewils, neveu du ministre d’état du même nom qui a déjà figuré tant de fois dans ce récit. D’un naturel plus ardent et d’un caractère plus ouvert que son oncle, Podewils était comme lui très avant dans la confidence du maître. On pouvait donc espérer déjà tirer quelque lumière de sa conversation. Le jeune diplomate devançant, par ordre sans doute, l’hospitalité qui attendait le fugitif à Berlin, l’établit tout de suite dans sa propre demeure, assez médiocre logis, — vaste et ruiné palais, dit Voltaire, — mais qui avait l’avantage d’être inviolable, non-seulement comme maison diplomatique, mais aussi comme propriété particulière du roi de Prusse ; et grâce à des relations intimes et tendres qui existaient entre son hôte et l’aimable femme d’un des premiers magistrats de la cité, Voltaire se trouva transporté du premier coup dans le centre même de la politique hollandaise.

C’était en même temps le foyer de l’hostilité la plus déclarée contre la France : car de toutes les Provinces-Unies, celle dont La Haye était le chef-lieu était la plus soumise au joug de l’Angleterre, et le parti qui y dominait était le plus belliqueux. La vie commune avec les ennemis de son pays eût pu causer quelque gêne à un patriotisme plus délicat que celui de Voltaire ; mais rien n’était plus conforme à l’attitude de frondeur et de mécontent qu’il voulait prendre et même de plus utile pour le rôle qu’il devait jouer. Aussi, dès le premier jour, dut-il à cette situation l’avantage de recueillir dans les conversations qu’on tenait devant lui sans précaution deux informations très importantes, dont il fit sans scrupule part à Versailles : l’une était l’indication exacte du chiffre et de la composition des forces que la république pourrait mettre en ligne le jour où elle se déciderait à prendre effectivement part à la guerre : l’autre, les conditions d’un emprunt négocié par Frédéric sur la place d’Amsterdam, précaution qui semblait indiquer qu’il se préparait à quelque opération coûteuse et qui permettait de supposer que, son trésor n’étant plus très bien garni, il ne serait pas insensible, le cas échéant, à l’offre d’un subside pécuniaire[1].

C’était bien le genre de services que pouvait rendre un observateur intelligent, caché sous un déguisement d’emprunt, dans un

  1. Voltaire à d’Argenson, 15, 18, 23 juillet à Amelot, 2 août 1743. (Correspondance générale.)