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jusqu’au sang, il pansa lui-même la blessure, en portant tout haut ce jugement qui fit fortune et courut Paris : « La France est un singulier pays : elle n’a qu’un bon général, c’est Belle-Isle; qu’un bon ministre, c’est Chauvelin; qu’un grand poète, c’est Voltaire : elle va trouver moyen de se priver de tous les trois[1]. »

Effectivement, Frédéric voyait juste, et le séjour de la France ne devait plus être longtemps possible à Voltaire. Avec son intempérance de langue plus déchaînée que jamais, sa bile en mouvement, son exaspération croissante contre toutes les autorités ecclésiastiques, il allait droit à s’attirer une lettre de cachet de la secrétairerie d’état, ou un ajournement personnel du parlement. « Il tonne contre nous, » écrivait-il lui-même à Frédéric. Ses meilleurs amis lui conseillèrent de laisser passer l’orage, et de s’éloigner spontanément pour quelque temps ; mais quels furent ceux qui imaginèrent que cet exil volontaire portant tous les caractères d’une disgrâce pourrait cependant être mis à profit, pour utiliser, dans l’intérêt de l’état, les services de Voltaire et le rapprocher lui-même du pouvoir ministériel qu’il avait intérêt à ménager ? où attribue généralement cette ingénieuse pensée au duc de Richelieu, et je serais porté à croire qu’on a raison, bien qu’une lettre de Mme de Tencin à ce seigneur fasse plutôt supposer qu’il ne connut le projet qu’au moment de son exécution. Quoi qu’il en soit, le plan fut celui-ci, qui fait honneur à l’inventeur, quel qu’il puisse être.

Du moment où Voltaire quittait la France pour éviter la persécution, Berlin, où on l’attendait pour le fêter, était le lieu où il devait naturellement porter ses pas. Quand Frédéric le verrait arriver mécontent, parlant mal du roi et des ministres, on pouvait espérer que lui-même ne se gênerait pas pour en parler aussi à son aise et découvrir le fond de son cœur. Voltaire n’aurait alors qu’à ouvrir l’oreille et même à poser avec art quelques questions pour démêler quel était le secret de ces intentions redoutables et mystérieuses qui tenaient toute l’Europe en peine. S’il consentait ensuite à faire connaître à Versailles par quelque canal souterrain le résultat de son enquête, la France saurait enfin si elle devait renoncer définitivement, ou si elle pouvait prétendre encore rallier à sa cause ce puissant et perfide auxiliaire. Tel fut l’artifice que Mme de La Tournelle fut chargée de proposer à Louis XV, et ce prince montrant, ce jour-là, pour la première fois, ce goût pour les négociations secrètes et pour la diplomatie occulte qui fut (comme je l’ai raconté dans d’autres écrits) un des traits les plus singuliers de son caractère, y entra sans difficulté. Le ministre des affaires étrangères Amelot, d’Argenson,

  1. Voltaire à Frédéric, juin 1743. (Correspondance générale.)