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plus besoin de le ménager, ou pour que les Espagnols, n’ayant plus rien à espérer, n’eussent plus d’intérêt à lui rien offrir. Écraser un des adversaires eût été le moyen de ne plus rien obtenir d’aucun des deux. Rien ne lui convenait mieux au contraire que sa situation d’allié conditionnel et provisoire de l’Autriche. Il y trouvait l’avantage de faire manœuvrer librement des soldats sur les deux rives du Pô, puis, une fois le Milanais évacué, et sa parole ainsi dégagée, il pouvait, sans manquer à la foi jurée, ouvrir de nouveau l’oreille aux propositions qui ne pouvaient manquer de lui venir du côté des Pyrénées et des Alpes. Tenir la balance entre les parties adverses qui se disputent la prépondérance soit en Italie, soit en Europe, et passer incessamment de l’une à l’autre, c’était et c’est même resté jusqu’à nos jours la tradition héréditaire de la maison de Savoie ; mais, cette fois, on avait perfectionné la vieille pratique, et c’était une trouvaille, en vérité, que de pouvoir jouer le double jeu à ciel ouvert sans même être accusé de duplicité. Aussi rien n’a jamais autant ressemblé à un bureau de commissaire-priseur mettant une propriété aux enchères que le palais de Charles-Emmanuel pendant cet été de 1743, et surtout le cabinet de son ministre, le rusé Savoyard marquis d’Orméa.

À peine, en effet, l’échec de Campo-Santo eut-il appris aux Espagnols qu’ils étaient hors d’état de faire leurs affaires à eux seuls dans la Haute-Italie, que le cabinet français, qui n’avait jamais renoncé qu’à regret à l’alliance savoyarde, persuada à celui de Madrid de rentrer en pourparlers à Turin. Il s’agissait de savoir si la crainte d’avoir trop avancé le succès d’une des parties ne rendrait pas Emmanuel disposé à rétablir l’équilibre en se portant du côté de l’autre. Ce n’eût pas été le compte de l’Angleterre, beaucoup plus soucieuse au fond (je l’ai déjà dit) de poursuivre la maison de Bourbon en Italie qu’en Allemagne et sur la Méditerranée que sur le Rhin.

De là deux ordres de propositions : les unes portées par les agens français, les autres émanées des agens anglais et dans lesquelles les provinces lombardes, objet de la convoitise héréditaire de la maison de Sardaigne, étaient, en quelque sorte, découpées en des sens différens, suivant l’intérêt de chacun des postulans qui, les uns et les autres, rivalisaient ainsi auprès d’Emmanuel d’avances et de séductions. La France, au nom de l’Espagne, traçait une ligne de démarcation dans le sens de la longueur, abandonnant à la Sardaigne la rive gauche du Pô jusqu’à Mantoue, c’est-à-dire, en réalité, le Milanais tout entier, à condition que sur la rive droite les duchés de Parme et de Plaisance, et la Toscane même au besoin, deviendraient l’apanage de l’infant Philippe. L’Angleterre, au contraire, au nom de l’Autriche, ne détachait en faveur de Charles-Emmanuel