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I

Avant tout, constatons l’état du terrain qu’il s’agit d’aborder : depuis quelques années, de grands changemens se sont opérés en Orient au détriment de la puissance mahométane. La guerre avec la Russie semblait l’avoir laissée à la merci du tsar, et l’Europe entière eut à intervenir en sa faveur ; mais, à voir ce que le sultan a dû sacrifier pour être soustrait aux mains du vainqueur, n’eût-il pas mieux fait peut-être de traiter directement avec lui ? La Grèce agrandie, les provinces du nord-ouest lui échappant, deux royaumes et deux principautés nouvelles créées à l’ouest et au nord, c’est-à-dire un groupe d’adversaires réuni sur toutes ses frontières pour en ouvrir les portes, voilà ce qu’il en a coûté à la Porte d’être protégée, disait-on, contre l’envahissement du Moscovite après le passage des Balkans.

L’importance politique de ces contrées arrachées au sultan reste hors de contestation, mais ce n’est point ce que nous cherchons à élucider, nous demeurons sur le terrain purement économique. Or, sous le rapport de l’augmentation de la richesse matérielle et des avantages financiers, la transformation qui, sous la pression européenne, en arrachant la Porte aux serres russes, l’a si fortement morcelée, présente-t-elle, même pour elle, des résultats utiles ? Y a-t-il lieu, surtout pour les provinces soustraites au joug musulman, c’est-à-dire pour la Grèce augmentée, pour le Monténégro consolidé, pour la Roumanie et la Serbie érigées en royaumes, de même que la Bulgarie en principauté, enfin pour les parties de la Bessarabie retournées à l’empire russe, comme pour la Bosnie et l’Herzégovine attribuées à l’Autriche, y a-t-il sujet de se réjouir de la vie nouvelle à laquelle tous ces pays viennent d’être appelés ? Aucune hésitation n’est permise à cet égard ; une reconnaissance générale a salué le traité de Berlin.

Quelles que soient les dépenses administratives et financières exigées par ces transformations, et, comme on dit en langage financier, quels que soient les frais généraux dus à l’érection des nouveaux états, il reste hors de doute que le revenu du sol va s’augmenter dans de fortes proportions, que l’industrie et le commerce feront des progrès sensibles, que l’introduction seule de populations limitrophes appartenant des groupes plus avancés en civilisation suffira pour transformer les pays qui ont été séparés de l’ancien ensemble, à leur grand profit d’abord, au profit même de ce qui subsiste encore et demeure soumis au sceptre du sultan.

Assurément, il règne parmi ces populations une telle différence de mœurs, ces contrées offrent de si grandes variétés de cultures