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le prince d’Orange ne les gouvernât. De nombreux pamphlets propageaient ces calomnies, tandis que les prédications des ministres calvinistes restés fidèles au dernier descendant des stathouders retentissaient comme un appel à la vengeance transformée en œuvre de justice. « J’éprouve, écrivait le grand-pensionnaire à l’amiral Ruyter avec une douloureuse résignation, la vérité de ce qu’on appliqua autrefois à la république romaine : Prospera omnes sibi vindicant, adversa uni imputantur (Chacun veut s’attribuer la gloire du succès, mais les malheurs publics sont imputés à un seul). »

Les passions déchaînées contre cet honnête serviteur de l’état et auxquelles, deux mois plus tard, il devait être si cruellement sacrifié comme une victime expiatoire, armèrent une première fois le poignard des assassins. La révolution qui se préparait allait être facilitée par cet attentat, auquel il devait survivre, mais en se trouvant mis, par ses blessures, hors d’état de garder la direction des affaires publiques. Le mardi 21 juin 1672, malgré la nuit déjà commencée, il travaillait dans son cabinet, à côté de la salle des états, pour y achever sa tâche « et terminer chaque jour les affaires du jour, » suivant la maxime qu’il aimait à répéter et à mettre en pratique. A la même heure, dans le voisinage, quatre conjurés étaient réunis pour le faire tomber sous leurs coups. Les deux fils d’un conseiller à la cour de Hollande, Jacob et Pierre van der Graef, s’étaient associé pour cette criminelle entreprise Adolphe Borrebagh, maître de poste de Maestricht, et Corneille de Bruyn, marchand grainetier, lieutenant d’une des compagnies bourgeoises de La Haye. Profitant de l’éloignement de leur père, qui s’était retiré à Delft pour y mettre sa fortune en sûreté contre l’invasion, ils avaient invité leurs complices à souper et s’étaient entretenus avec eux des malheurs publics, en les imputant au grand-pensionnaire. Soit que leur projet fût médité à l’avance, soit qu’ils ne fissent que céder subitement à une inspiration criminelle, ils s’arrêtèrent devant l’étang ou vivier qui borde le palais des états, sous les arbres de l’avenue qui y fait face. La lumière qu’ils aperçurent dans le cabinet du grand-pensionnaire les décida, sur la remarque de Borrebagh, à profiter de l’obscurité et de la solitude pour l’attendre à son passage et le faire périr dans cette embuscade.

Troublés par la crainte, au lieu de l’attaquer tous quatre, ils tirèrent au sort pour choisir celui qui le frapperait le premier, et deux fois de suite le sort désigna de Bruyn. Pendant qu’ils délibéraient, Jean de Witt sortit de la cour intérieure du palais entre onze heures et minuit pour regagner tranquillement sa demeure, qui était très rapprochée. Il était précédé d’un de ses serviteurs, qui portait un flambeau pour l’éclairer, et suivi de son premier clerc, qui était chargé de son sac à dépêches. Les conjurés, protégés par l’ombre