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qui se demandent avec angoisse, et nous ont souvent demandé à nous-mêmes, s’il convient de donner à leurs enfans l’éducation littéraire. Ils ont entendu répéter sans cesse que les lettres ont fait leur temps, qu’il faut leur accorder le moins d’heures possible et les remplacer au plus tôt par les sciences. On accuse les lettres de n’apprendre, comme on dit, que des mots et des phrases et de ne pas former les esprits à l’exactitude. Par une révolution qui peut paraître singulière, surtout en France, les lettres, qui ont fait la gloire de notre pays, qui lui assurèrent en Europe un long et innocent empire, plus durable que celui de ses armes, ces lettres glorieuses, on est obligé aujourd’hui de les défendre. Leur cause est même si compromise devant une certaine opinion publique que leurs défenseurs en sont réduits à demander grâce pour elles. Cette année même, à la distribution des prix du concours général, dans la plus belle fête de la jeunesse, un orateur distingué, choisi dans l’ordre des sciences, sans doute pour n’être pas suspect et pour avoir plus de crédit, est venu au secours de ces pauvres, clientes et a plaidé pour elles avec autant de générosité que de talent. Elles sont accusées et en péril, puisqu’on leur donne un avocat d’office. Pour nous, si nous avions à les défendre contre des esprits qu’on appelle, on ne sait pourquoi, des esprits positifs, nous nous garderions bien de parler de leur charme, de leur vertu morale, de l’élévation qu’elles peuvent donner aux caractères, dans la crainte de n’être pas compris et de passer pour un rêveur gâté par la littérature ; nous dirions simplement que l’étude des lettres est une occasion perpétuelle de façonner la jeunesse à l’exactitude. N’en faut-il pas, en effet, pour appliquer les règles de la grammaire, pour essayer de traduire les pensées des plus grands génies, pour distinguer plus tard, dans la poésie et dans l’éloquence, les nuances des idées et y conformer soi-même la nuance des expressions ? Dans les lettres, comme dans les sciences, tout doit être distinct et nettement défini, et comme il s’agit à la fois d’idées et de sentimens, on peut se figurer combien la vue de l’esprit doit prendre d’acuité dans ces délicats exercices. La littérature, elle aussi, a des lignes qui n’ont pas plus d’épaisseur que celles de la géométrie ; elle a des balances plus sensibles que celles de la physique et de la chimie.

Les mathématiques, dit-on, donnent par excellence la précision ; oui, elles la donnent en mathématiques, mais non pas dans la vie, car, s’il en était autrement, comme nulle part il n’importe davantage d’avoir de la précision que dans les affaires publiques, on devrait ne faire entrer que des mathématiciens dans les grands conseils de l’état, aller même jusqu’à mettre la géométrie sur le trône. Encore faudrait-il placer les lettres sur les marches pour célébrer