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de l’âme ressemble à l’artiste qui, peignant de voltigeans nuages, se garde bien de leur donner des contours trop arrêtés, et cherche, au contraire, à les fixer sur la toile dans leur suspension aérienne et leur diffuse mobilité.

Si, dans la poésie, tous les plaisirs, les plaisirs profonds, tiennent à la justesse, non pas à une justesse simplement approchante, mais à celle qui serre de plus près les choses et les sentimens, il s’ensuit que nos plus grands déplaisirs seront produits par le défaut contraire. De là vient la souffrance que nous cause dans le discours public la déclamation. Quand il y a excès de gestes, de voix ou de ton, le ridicule est si sensible qu’il est inutile ici d’en parler. L’auditeur, selon son caractère, en rit ou s’en afflige, ou même en éprouve une sorte de honte. On se sent comme déshonoré soi-même en assistant à un spectacle si révoltant pour l’esprit et si contraire à la dignité humaine. Mais la déclamation ne consiste pas seulement dans l’emphase ; elle peut se servir d’un style très simple et très noble. Est déclamation tout ce qui n’appartient pas au sujet, fût-ce une vérité incontestable. Un développement dont on n’a que faire, une pensée exprimée avec une chaleur que le sujet ne demande pas, une disproportion quelconque entre l’idée exprimée et le sentiment qui lui convient, tout cela est de la déclamation, alors même que les phrases sont agréables, bien construites et harmonieuses. Fléchier a donné des modèles de ces beautés oratoires qui n’en sont pas, et si vous considérez de près ces faux chefs-d’œuvre de diction, si vous analysez l’impression défavorable qu’ils produisent en vous, vous sentez que toutes ces apparences exquises manquent de crédit et déplaisent, parce que, chez le bel orateur, de petites choses sont devenues grandes, que le style déborde toujours par quelque endroit, que la simplicité est ornée, que la majesté se balance avec grâce, qu’une pensée commune voudrait être touchante ; en un mot, que ces périodes, si pures de forme, si lucides, laissent voir à travers leur rotondité cristalline une foule de petits manquemens à la justesse des idées et des sentimens. On ne peut se figurer, si on n’a pas eu l’occasion de voir les choses de près, combien à certaines époques, même en France, à part les hommes de génie, on avait perdu le sens de la loi que nous soutenons. Vers la fin du XVIIIe siècle, dans la critique littéraire, quand on faisait un portrait, genre alors à la mode, on donnait même figure aux écrivains anciens et modernes. Tous étaient comme affublés d’invariables épithètes. De même que, chez les poètes bucoliques du temps, tous les ruisseaux étaient murmurans et tous les troupeaux bêlans : ainsi, dans la critique, tous les écrivains étaient présentés comme élégans. On aurait pu échanger les noms de ces portraits et faire, en