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Devant ce fier monarque, Élise, je parus,


ce nom d’Élise, à cette place, n’est-il pas l’expression naturelle de la modestie encore terrifiée à ce seul souvenir ? Et quand elle raconte qu’étant orpheline, elle fut élevée avec un soin plus que paternel par son oncle Mardochée :


Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère,


ce nom, ici encore, n’est-il pas le signe discret de la reconnaissance qui tout à coup s’attendrit ? Et combien ces simples mots sont plus touchans quand on se rappelle que c’est une reine qui parle avec une amitié si confiante à une pauvre fille, jadis sa compagne d’esclavage ? Que Racine soit le plus élégant de nos poètes, on l’a bien assez répété ; qu’il soit le plus touchant, ce n’est pas ce que nous avons à prouver, mais il nous appartient de montrer que sa poésie est précise au point de noter chez ses personnages les plus impalpables mouvemens du cœur, et nous pouvons conclure par un mot, bien que ce mot soit déplaisant quand il s’agit de tant de grâce, que sa délicatesse consiste dans son exactitude.

Il est un poète français qui, par les mérites dont nous parlons, est encore supérieur à Corneille et à Racine, c’est Molière, condamné qu’il était parfois par la nature de son art, par la comédie, à rechercher une précision double. Ce que nous entendons par ces mots, un exemple peut seul le montrer. Quand Orgon fait un éloge enthousiaste de Tartufe, il peint son ardente piété, son humilité, sa charité en termes si sincères, en traits si nets, avec des circonstances si bien définies qu’on ne peut douter de cette parfaite vertu, et pourtant ce sont ces traits si nets, ces circonstances si bien définies qui donnent au spectateur l’idée de la plus parfaite hypocrisie :


Chaque jour, à l’église, il venait d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière,
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancemens,
Et baisait humblement la terre à tous momens ;
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
« — C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié. »
Et, quand je refusais de vouloir le reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.