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conformes au vulgaire modèle, donneront à penser au spectateur que cette prétendue Vénus est loin d’être sortie des flots purs de la mer, que cette Vérité a couru déjà les rues ou que cette Chloé n’a plus rien à apprendre. L’artiste a fait en peinture ce qu’on reprochait de faire en littérature à un célèbre académicien, écrivain trop ingénieux, dont on disait, à tort sans doute, mais non sans esprit et sans malice, qu’il commençait par faire sa phrase et pensait ensuite « à ce qu’il mettrait dedans. » Quel que soit le mérite technique d’une pareille figure, elle choquera les yeux et l’esprit parce qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être. Comme simple étude du corps humain, on aurait pu l’estimer, l’admirer peut-être, mais, comme tableau, elle impatiente par le manque de justesse précise. Elle ne répond pas à son nom. C’est une erreur assez répandue, et parfois bien fièrement soutenue, que les belles formes suffisent ; oui, elles suffisent si elles n’ont pas d’autre prétention que d’être de belles formes ; mais, du moment où votre figure devient par le titre que vous lui donnez un être déterminé, il faut qu’elle ait le caractère et l’expression qui lui sont propres, C’est vous-même qui le voulez, puisque vous lui donnez un nom dont elle aurait pu se passer et qu’elle ne vous demandait pas. Les plus grands artistes ne violant pas impunément cette loi, comme on a pu s’en assurer par un remarquable exemple au Salon de 1882. Un de nos peintres les plus admirés avait exposé un enfant mort, un jeune garçon dont l’âge flottait entre l’enfance et la jeunesse, d’un dessin exquis, de la couleur la plus poétique. On contemplait avec ravissement ce corps idéal jusqu’au moment où, en ouvrant le livret, on lisait le nom de Bara, le petit tambour héroïque de l’armée révolutionnaire, tué dans un combat en Vendée. Non, ce n’est point là un petit Français des faubourgs, c’est un jeune berger d’Arcadie, ou bien un fils de Niobé tombé sous les flèches d’or d’Apollon. Les baguettes de tambour mises entre les doigts du pauvre petit éphèbe sont un trop simple artifice pour nous faire voir un enfant de troupe dans cette charmante vision mythologique. On a cru donner un intérêt présent au tableau en lui appliquant un nom moderne et on n’a fait que déconcerter le spectateur en manquant à une des premières nécessités de l’art, à une des plus naturelles exigences de l’esprit.

Ce qui nous fait croire que, pour beaucoup d’artistes, la précision dont nous parlons n’est pas un grand souci, c’est, que les jeunes talens qui concourent, soit en peinture, soit en sculpture, pour le prix de Rome, semblent souvent n’avoir pas pris la peine de lire sérieusement le programme imposé et laissent leur imagination errer autour ou à côté du sujet pourtant bien défini qu’on leur a donné. Pour prendre un exemple qui revient à notre mémoire, il y