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d’esprit que par la faute des circonstances. Ce peuple ami des arts, très prodigue de statues, assez riche pour se permettre ce beau luxe, avait pris l’habitude d’honorer d’un marbre ou d’un bronze ses héros et ses magistrats. Mais, comme, sous la domination romaine, les magistrats se succédaient bien vite et que, dans la servitude universelle, il y avait d’autant plus de héros qu’il y avait moins d’occasions de déployer un véritable héroïsme, les statues se multipliaient d’une manière accablante pour les finances de la cité. Que firent les Rhodiens ? Ce peuple commerçant, par économie, établit l’usage d’effacer le nom d’une ancienne statue pour la consacrer à un nouveau personnage. La même image pouvait ainsi servir à glorifier toute une suite de magistrats. Il pouvait même arriver, par la plus ridicule rencontre, que la statue d’un vieillard devînt la prétendue image d’un jeune homme. Un jour, un sévère philosophe prêcheur, passant par Rhodes, Dion Chrysostome, s’éleva avec éloquence, dans un discours que nous possédons, contre cet usage trompeur, qui privait les anciens héros de leur gloire, qui leur faisait banqueroute et qui honorait d’ailleurs fort peu les services nouveaux rendus à l’état. Il fit voir, en philosophe, tout ce qu’il y avait de peu moral dans cette indécente et parcimonieuse coutume ; il aurait pu ajouter, s’il s’était occupé de l’art, que ces statues, devenues si peu précises, ne devaient pas être bien intéressantes pour les amateurs de la sculpture.

Il ne faut pas trop se moquer de ces coutumes, car, dans nos ateliers d’artistes, il en est de pareilles, bien que moins visiblement choquantes. Voici ce qui doit arriver souvent chez nous, à en juger tous les ans par le caractère mal défini de certains tableaux du Salon. Un peintre de loisir, ne s’étant pas encore arrêté à un sujet, s’avise, pour ne pas perdre son temps, de faire poser un modèle, une femme, et s’applique de son mieux à cette étude d’après nature. Ce n’est pour lui qu’un simple et utile exercice. Mais, une fois l’étude terminée, s’il est content de cette peinture entreprise sans but et sans idée préconçue, il la contemple, il rêve pour elle un sort, un bel avenir et pense à en faire, sans grands frais d’imagination, un tableau véritable. « Si je peignais, se dit-il, aux pieds de cette femme des flots, ce pourrait être une Vénus ; ou bien si je plaçais à côté d’elle un puits, ce serait la Vérité ; ou bien, pourquoi n’en ferais-je pas une candide Chloé ? » Mais, si habile que soit le choix du nom, quel que soit le bonheur peut-être de certaines rencontres fortuites, il est clair que cette figure n’aura pas en tout l’attitude et l’expression qu’elle doit avoir. Ce serait miracle si cette peinture avait une justesse qui n’a pas été cherchée et si elle s’adaptait exactement par hasard à un sujet imaginé après coup. Certains traits de réalité vulgaire, trop fidèlement