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le remboursement venait de leur être imposé : on y trouvait, confondus et s’enivrant des mêmes chimères, toutes les classes de la société, des princes, des grands seigneurs, des gens d’église, des militaires, des magistrats, des bourgeois, des commerçans, des artisans, des cultivateurs, des domestiques. Leurs illusions étaient d’autant plus vives et leur cupidité d’autant plus excitée que, depuis trente ans, le désordre financier, la variation des monnaies, les banqueroutes partielles, mais successives, de l’état, les avaient ruinés ou appauvris, et qu’ils avaient le spectacle des fortunes immenses et rapides que pouvaient produire les affaires, l’agiotage, le trafic du papier. Beaucoup d’honnêtes propriétaires, séduits par l’espérance du gain, vendirent leurs seigneuries, leurs domaines, leurs maisons, leurs terres et leurs bois pour acheter à des prix excessifs, à 10,000 livres, à 15,000 livres, à 18,000 livres des actions qui devaient prochainement ne pas valoir leur pair de 500 livres. Des actionnaires avisés et prévoyans ne tardèrent pas, au contraire, à réaliser leurs bénéfices en vendant leurs actions ; ces réaliseurs recherchèrent des immeubles et, à défaut, des diamans, des pierreries et même des marchandises, qui, bien que payés le prix excessif auquel la concurrence les avait fait monter, conservèrent toujours la plus grande partie de leur valeur. Quand le système se fut écroulé, les premiers restèrent ruinés et les seconds restèrent enrichis. Il y eut un déplacement des fortunes privées et des situations sociales qu’on ne vit jamais se produire sous un gouvernement régulier et dans un pays que ne bouleverse pas une révolution. Au point de vue moral, sans parler des plaisirs et des désordres qui accompagnent les fortunes rapidement acquises, c’est encore Duclos qui affirme « que le bouleversement des fortunes n’a pas été le plus malheureux effet du système de la régence. Une administration sage aurait pu rétablir les affaires ; mais les mœurs, une fois dépravées, ne se rétablissent que par la révolution d’un état, et je les ai vues s’altérer sensiblement. — Dans le siècle précédent, la noblesse, et le militaire n’étaient animés que par l’honneur ; le magistrat cherchait la considération ; l’homme de lettres, l’homme à talent, ambitionnaient la réputation ; le commerçant se glorifiait de sa fortune parce qu’elle était une preuve d’intelligence, de vigilance, de travail et d’ordre. Les ecclésiastiques qui n’étaient pas vertueux étaient du moins forcés de le paraître. Toutes les classes de l’état n’ont aujourd’hui qu’un objet, c’est d’être riches, sans que qui que ce soit fixe les bornes de la fortune où il prétend… — Nos lois sont toujours les mêmes ; nos mœurs seules sont altérées, se corrompent de jour en jour : et les mœurs, plus que les lois, font et caractérisent une nation. » — Duclos appliquait cette réflexion à la France du