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comme cet avantage roule uniquement sur la confiance, il faut que l’ordre soit si régulièrement ; observé que celui qui vous donne son argent sans intérêt puisse le retrouver toutes les fois qu’il le demande. »

L’historien du système, du Hautchamp, a consacré tout un volume au récit des événemens dont la rue Quincampoix a été le théâtre pendant les derniers mois de 1719, des fortunes et des mines qui s’y firent en quelques jours, des aventures extraordinaires qu’y provoqua l’agiotage, et il raconte une foule d’anecdotes, les unes gaies et bouffonnes, les autres tristes et tragiques. On ne saurait entreprendre de présenter ici le résumé, même abrégé, de ce récit ; mais il faut citer quelques lignes de la notice que M. Thiers a consacrée à Law et qui fut l’un de ses premiers écrits[1] : elles marquent ce temps étrange et le font comprendre par des traits vifs et saisissans. « Les variations de la fortune étaient si rapides que des agioteurs, recevant des actions pour aller les vendre, en les gardant ira jour seulement, avaient le temps de faire des profits énormes. On en cite un qui, chargé d’aller vendre des actions, resta deux jours sans paraître. On crut les actions volées, point du tout : il en rendit fidèlement la valeur ; mais il s’était donné le temps de gagner 1 million pour lui. Cette faculté qu’avaient les capitaux de produire si rapidement avait amené un trafic : on prêtait les fonds à l’heure, et on exigeait un intérêt dont il n’y a pas d’exemple. Les agioteurs trouvaient encore à payer l’intérêt exigé et à recueillir un profit pour eux-mêmes. On pouvait gagner jusqu’à 1 million par jour. Il n’était donc pas étonnant que les valets devinssent tout à coup aussi riches que des seigneurs. On en cite un qui, rencontrant son maître par un mauvais temps, fit arrêter son carrosse et lui offrit d’y monter. »

Cependant cette folie de quelques semaines eut de& conséquences plus durables et plus graves sur l’état social et sur l’état moral du pays. On ne voyait pas seulement rue Quincampoix des spéculateurs de profession, d’anciens traitans qui cherchaient, les uns à retrouver quelques-uns des bénéfices que leur avaient procurés, autrefois les affaires extraordinaires, et les autres à réparer les pertes que la chambre de justice leur avait fait éprouver, ou les rentiers et les créanciers de l’état, qui poursuivaient l’emploi des capitaux dont

  1. Cette notice a paru, en 1828, dans la première livraison de l’Encyclopédie progressive. On y trouve quelques inexactitudes et on peut ne pas adopter tous les jugemens qu’elle porte sur Law et sur quelques-unes de ses opérations, mais elle révèle chez M. Thiers, qui avait alors vingt-huit ans, et qui s’occupait, pour la première fois peut-être, de finances et d’économie publique, la puissance et la pénétration d’esprit que toute sa vie devait mettre en lumière.