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avec son Mississipi, écrit Saint-Simon[1] ; on avoit fait comme une langue pour entendre ce manège, et pour pouvoir s’y conduire. C’était à qui aurait du Mississipi. Il s’y faisait presque tout à coup des fortunes immenses. Law, assiégé chez lui de supplians et de soupirans, voyoit forcer sa porte, entrer du jardin par ses fenêtres, tomber dans son cabinet par la cheminée. On ne parloit que par millions. » Il ajoute que, pressé de prendre des actions, il répondit : « Depuis la fable du roi Midas, je n’ai lu nulle part et encore moins vu que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu’il touchoit ; je ne crois pas aussi que cette vertu soit donnée à Law ; mais je pense que tout son savoir est un savant jeu, un habile et nouveau tour de passe-passe, qui met le bien de Pierre dans la poche de Jean et qui n’enrichit les uns que des dépouilles des autres ; tôt ou tard cela tarira ; le jeu se verra à découvert ; une infinité de gens demeureront ruinés… J’abhorre le bien d’autrui et pour rien je ne m’en veux charger. »

Dans les premiers jours du mois d’août, les actions montèrent à 1,750 livres, 2,000 livres, 2,250 livres, 3,000 livres[2] ; cependant on ne promettait qu’un dividende de 60 livres, et la promesse était même peut-être téméraire[3]. Mais on commençait à parler d’une nouvelle et plus considérable extension de la compagnie ; on disait que, déjà concessionnaire de la ferme des tabacs et de la fabrication des monnaies, elle allait réunir dans ses caisses le recouvrement de presque tous les revenus publics[4].

En 1718, des hommes d’affaires, des banquiers et, parmi eux, les frères Pâris, qui, par leur habileté et leur fortune, avaient acquis une grande notoriété, s’étaient rendus adjudicataires, pour six ans, sous le nom d’Aymard Lambert, des fermes générales, et ils avaient créé pour l’exploitation de leur concession une compagnie[5] dont les formes étaient semblables à celles de la compagnie d’Occident qui venait d’être établie. Cette compagnie, que le public s’empressa d’appeler l’antisystème, avait des revenus moins lointains et plus

  1. Mémoires, t. XVI, p. 253.
  2. Mémoire de la régence, t. II, p. 321.
  3. Un dividende de 60 livres à trois cent mille actions exigeait un produit annuel de 18 millions. La compagnie recevait de l’état une annuité de 4 millions ; on peut évaluer le bénéfice des tabacs à 2 millions, celui de la fabrication des monnaies à 4 millions. Il aurait fallu que les bénéfices du commerce s’élevassent à 8 millions !
  4. « La hausse ne se borna pas aux actions ; une partie du projet de Law ayant transpiré, on vit tout à coup nombre de personnes s’empresser à se procurer des billets de l’état, des billets des receveurs-généraux et autres effets du roi, qui perdoient encore plus de 33 pour 100. Cette grande recherche les fit monter au pair de l’argent et la révolution qu’elle amena de nouveau dans les fortunes amena de nouveaux concurrens dans le commerce des actions. » (Forbonnais, t. II, p. 598.)
  5. Arrêt du 16 septembre 1718.