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protéger plus efficacement l’indépendance des magistrats en entourant de garanties le choix des juges et en refrénant l’arbitraire ministériel. Tous ceux qui étudient en quel sens se développent les gouvernemens modernes et qui s’effraient de l’instabilité des pouvoirs soumis aux caprices de l’élection croient nécessaire de placer le pouvoir judiciaire assez haut et sur un piédestal assez ferme pour qu’il devienne le frein des démocraties et l’arbitre de leurs passions. L’esprit de parti corrompt la justice, tandis que les partisans sincères d’un régime libre devraient s’appliquer, au contraire, à la constituer comme le pivot sur lequel doit reposer l’équilibre d’une république. Si nos hommes politiques étaient capables d’embrasser une pareille tâche, si leurs vues étaient moins courtes et leur ambition moins étroite, ils jetteraient les yeux autour d’eux et mesureraient les besoins nouveaux de la société.

Quand on considéra la cherté de nos frais de justice, les complications d’une procédure civile vieillie, le retard des rôles, la lenteur des solutions, qu’on jette un coup d’œil sur les transformations de la propriété depuis le commencement de ce siècle, lorsqu’après avoir calculé la multiplicité toujours croissante des relations avec l’étranger, on se reporte vers le droit international privé, qu’on voit les efforts de la plupart des nations voisines pour simplifier les rouages et donner aux affaires dans l’ordre judiciaire, aussi bien que dans la sphère des intérêts économiques, cet élan que les progrès de la science et des transports ont imprimé à notre civilisation, quand on rapproche la stérilité de nos chambres et de notre conseil d’état de la fécondité laborieuse des parlemens d’Angleterre et de Belgique, d’Autriche, de Suisse et d’Italie, faisant accomplir de grands progrès au droit commercial, au droit administratif et à certaines parties du droit civil, qu’on mesure les pas en avant de ces législations si longtemps en retard sur la nôtre et qui maintenant se vantent de la devancer, quand on écoute les grandes discussions qui nous viennent de l’étranger et que partout on entend les orateurs admirer la vieille renommée des tribunaux français, leur forte constitution et l’impartialité reconnue de leur justice, on se dit en vérité que, pour la fortune de la France, son honneur et sa prospérité, nos législateurs avaient autre chose à faire qu’une loi de vengeance.


GEORGES PICOT.