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pu séduire ces vrais Français. Ils revinrent tous vers nous. Le gouvernement de 1871 comprit toute l’étendue de son devoir. Quel est le candidat demandant alors à entrer dans la carrière judiciaire qui ne s’inclinait pas lorsque M. Dufaure lui répondait : « Laissez passer les magistrats d’Alsace-Lorraine ? » La France, qui avait gardé leur cœur, lui ouvrit les rangs de sa magistrature. Entre elle et eux il se fit un contrat scellé par l’ineffaçable mémoire de nos désastres. Aussi de quelle vénération entourait-on ces Alsaciens dans les cours où ils étaient l’image vivante de nos épreuves et le lien avec ces vieilles familles qui conservaient là-bas, derrière les Vosges, leur attachement à la patrie française ! Ni ces souvenirs ni ces espérances ne les ont protégés. Accusés de cléricalisme, les Alsaciens catholiques ont été chassés, comme si à leur égard une double inamovibilité n’avait pas protégé leur caractère de magistrat.

On serait tenté de croire que les inspirateurs de M. Martin-Feuillée ont ignoré ce qui s’est passé il y a quatorze ans sur la terre de France. Quel est celui qui, ayant su en 1870 la conduite des magistrats de Lorraine, a pu l’oublier ? Nous ne rappellerons que deux faits : un président du tribunal de Vicq est mandé par le préfet prussien qui veut lui interdire de rendre la justice au nom de la république. Le président résiste, déclare qu’il ne reconnaît d’autre gouvernement que celui de la France. Il est menacé, puis expulsé, avec défense de siéger sous peine d’incarcération dans une forteresse. Plus tard, appelé à Nancy, chargé de l’instruction qu’il fit avec éclat du procès de Bazaine, il fut nommé vice-président. Voilà l’homme qui est révoqué ! Et pourquoi ? Parcequ’il a des habitudes religieuses. Le procureur-général à la cour de Nancy avait été le premier en butte à ces attaques. Lui aussi, lui surtout, avait résisté aux menaces et refusé, dans une lettre demeurée célèbre, de concourir à l’administration de la justice au nom d’une puissance étrangère. « Ma réponse, ajoutait-il simplement au commandant prussien, ne saurait vous étonner. Quelle que soit leur nationalité, les hommes d’honneur n’ont qu’une manière d’apprécier leur devoir envers leur pays. » Que le commandant prussien n’ait pas compris cette dignité de langage, qu’il ait choisi le signataire de la lettre comme otage pour le faire monter le premier, en plein hiver, au risque de sa vie, sur les locomotives des trains militaires qu’il s’agissait de protéger, cela se conçoit et nul ne sera surpris que les Allemands aient mis un tel Français au premier rang ; mais qu’un ministre de la justice, trouvant à la tête de la cour de Bordeaux le magistrat dont la ville de Nancy a gardé le souvenir, le chasse comme un sous-préfet qui aurait démérité, voilà ce que nul ne pourra excuser ni comprendre.

Oui, vous deviez exécuter la loi, puisque vous aviez eu le courage