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son chef. Consultez l’Almanach national. Rapprochez les listes de la cour à une année d’intervalle. Sur vingt-trois magistrats qui composaient la cour en décembre 1882, vous retrouverez en décembre 1883 deux noms anciens, vingt-un ont disparu : quatorze destitutions et sept remplacemens se sont produits en une seule année.

Dans ces hécatombes, on n’a eu égard ni à la considération publique, cette première vertu du magistrat, ni au mérite reconnu, ni au passé. Les convictions religieuses ont été tenues presque partout pour le plus irrémissible des crimes ; on a pénétré dans le for intérieur pour faire du sentiment catholique un motif d’accusation. Les opinions politiques ont paru moins dangereuses que l’indépendance morale fondée sur la foi. On cite des bonapartistes avérés qui siègent encore dans des cours d’où ont été exclus tous les magistrats allant à la messe. Entre un ennemi de la république et un croyant la chancellerie n’a pas hésité à bannir l’homme de foi et à le tenir pour incapable de rendre la justice. En ce sens, le ministère s’est montré l’émule des conseillers municipaux : il a tenté de laïciser la magistrature.

Il a donc abaissé le niveau moral. La même œuvre a été accomplie pour l’intelligence, pour la capacité judiciaire. Si nous voulions prononcer des noms, la liste serait longue des magistrats de grand avenir qui depuis cinq ans ont été chassés des parquets. Parmi eux il y a des jurisconsultes éminens, des écrivains qui font honneur à la science de la législation : ils ont été exclus comme indignes. Il en restait dans les rangs de la magistrature assise : le flot les a atteints. Quel est le département où les sociétés savantes, les académies, les œuvres intellectuelles n’étaient pas animées par la présence de magistrats dont on signalait la collaboration et le dévoûment ? Il semble qu’on ait chassé à dessein les plus actifs, sans prévoir que, par une telle conduite, le gouvernement s’aliénerait toute une clientèle intelligente qui, dans la vie des provinces, forme l’élite. Un comité composé de tous les magistrats, membres de l’Institut, avait été chargé par M. Dufaure de lire les travaux des magistrats pour les encourager. La chancellerie a cessé depuis quelques années de le réunir. Comment en eût-il été autrement ? Les auteurs les plus distingués étaient ceux que les passions politiques entendaient exclure les premiers. Entre l’indépendance d’esprit du jurisconsulte écrivain et les exigences de la haine il n’y avait pas à hésiter. Que penser d’un ministre de la justice qui chasse de son siège un jeune conseiller, plusieurs fois lauréat de l’Institut, un de ceux qui honoraient le plus leur robe, sans que, dans la ville où il était entouré de l’estime publique, on devine, je ne dirai pas la cause, mais le prétexte de sa révocation ?

Partout où un homme s’est élevé, les passions jalouses se sont