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sort de prison, il est exaspéré contre ses juges ; sa famille partage ses haines. Qui défendra le juge ? Comment s’exprimera en sa faveur la société, cet être abstrait, que son jugement a protégé ? Qui parlera en son nom ? Contre lui s’agitent toutes les passions ; il n’a pour lui, en dehors du sentiment inné de la justice, que les forces d’une société organisée où tout est préparé pour le défendre.

Plus le gouvernement est régulier et plus doit être refoulée dans les âmes l’expression de ces colères. On peut mesurer la sagesse d’une société au respect dont le pouvoir entoure les magistrats. Dans une démocratie où les passions populaires s’expriment plus librement, il faut que le juge soit défendu par des lois plus sévères. Sous le despotisme, où la parole et la plume sont également esclaves, les moyens d’attaque manquent ; il est à peine besoin de protéger les magistrats. Tout au contraire, lorsque la presse est sans entraves, lorsque les assemblées du peuple retentissent de ses vœux librement exprimés, il faut que le magistrat soit défendu par une vigilance de tous les jours. S’il advient que la société soit ébranlée, si le désordre éclate, aussitôt les rancunes accumulées de la lie populaire s’échappent comme la lave du volcan, et on sait de quelles rages dans nos jours d’émotion populaire les magistrats tombent victimes.

Nous avons vu depuis un an cette émeute d’un nouveau genre. Le législateur, connaissant les passions que nous venons de décrire, s’est adressé à la foule ; il lui a promis six cent quatorze victimes et il a ouvert à un jour donné un concours entre les délateurs, promettant d’accorder une destitution à qui, de Dunkerque à Marseille, saurait accuser le plus haut. Comme en ces étranges carnavals du moyen âge, où la ville appartenait pendant douze heures à la folie, toutes les diffamations, tous les outrages envers les magistrats ont été déclarés licites. On a lâché la bride à toutes les attaques ; il n’est pas de passion qui n’ait eu libre carrière : tout a été permis. Quelle est l’institution, quels sont les hommes qui eussent résisté à un pareil assaut ? Pour repousser les assaillans, les magistrats ne faisaient appel à aucune des forces, ne se servaient d’aucune des armes de leurs adversaires. Les anciens parlemens eussent mandé à leur barre les auteurs de libelles et de longues peines eussent été prononcées. De nos jours, l’action publique entre les mains du ministère était inerte. Nous n’avons donc pas assisté à un de ces combats singuliers où des forces équivalentes sont en présence ; mais à un duel où l’un des adversaires seulement était armé. Vivant dans la retraite, absorbés par les travaux de fonctions qu’ils aimaient, peu soucieux de l’opinion publique, lisant à peine les journaux, ne craignant pas l’impopularité, les magistrats trouvaient en eux-mêmes, dans la satisfaction intime de leur conscience, ce que ne