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constitutionnelle. Après avoir ajourné de trente jours la promulgation d’une loi dont l’urgence avait été réclamée à grand bruit, on avait réussi, en pressant les retraites, en sollicitant des démissions, en multipliant les combinaisons savantes, à faire entrer dans la magistrature trente-trois étrangers qui n’allaient pas tarder à franchir de nouvelles étapes.

Au moment où le garde des sceaux voyait s’ouvrir devant lui la tâche d’exécuter la loi judiciaire, l’embarras était grand. Il avait bien six cent quatorze magistrats à éliminer, mais les dénonciations s’étaient multipliées et accumulées de toutes parts. La lutte engagée depuis trois ans contre les congrégations avait mis au premier rang des griefs l’accusation de cléricalisme. L’expression fit fortune, elle était commode et vague ; l’esprit de parti s’en empara. Ce mot bizarre ne signifiait pas seulement une subordination des devoirs professionnels aux idées religieuses : réservée d’abord aux catholiques militans, étendue aux protestans orthodoxes, l’accusation finit par atteindre toute conviction profonde servant de point d’appui à quelque indépendance de caractère. Il y a en France plus d’un clérical qui ne va pas à la messe, mais aucun d’eux ne va de bonne grâce à la préfecture. C’est là, en province, qu’est en effet le nœud de toutes les questions. Plus le terrain se rétrécit et plus les froissemens prennent d’importance. A Paris, nous ne pouvons nous figurer les suites d’un salut oublié. Dans les petites villes, tout est grossi, et des haines de longue durée ont pour point de départ des faits insignifians. L’opinion politique y a bien moins d’action que les relations de personnes. Rarement vous entendez dire que tel conseiller, tel juge est bonapartiste ou légitimiste : il est clérical, dira-t-on, et il refuse de saluer le procureur-général. Allez au fond de ces griefs et vous trouverez un état social très digne d’observation. Dans la plupart des villes, les magistrats sont entrés, par leurs alliances, par leur long séjour dans la contrée, par la dignité reconnue de leur vie, dans ce qu’on appelle en certaines provinces, la vieille société. Nous ne parlons pas ici de la société légitimiste, de la noblesse, qui avait sous la restauration quelques représentans dans la magistrature, mais de ces vieilles bourgeoisies locales qui sont l’honneur même des provinces. Telle famille compte trois ou quatre générations successives de magistrats. Ceux qui les représentent, loin de fermer leurs rangs, accueillent les nouveau-venus, mais à la condition que ceux-ci ne rompent pas en visière aux traditions sociales.

S’ils se plaisent à heurter ces habitudes d’esprit, le vide se fera autour d’eux. Le silence et la solitude seront leur leçon. On dira : M Le procureur-général ne voit personne ; il ne rencontre les