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le nombre des conseillers qui avait été réduit au-dessous du strict nécessaire ; les petits tribunaux dont la suppression avait été votée sans précautions suffisantes furent maintenus ; enfin, ce qui était capital, le droit accordé au ministère par la chambre d’évincer tous les membres des cours et tribunaux pour les remplacer par un personnel entièrement nouveau fut refusé par le sénat, qui interdit au gouvernement d’opérer un nombre d’éliminations supérieur à celui des sièges supprimés, l’obligeant ainsi à reconstituer les tribunaux à l’aide d’élémens empruntés à l’ancien personnel.

En ce sens et dans cette limite, les efforts des sénateurs qui luttèrent en faveur de l’inamovibilité avec MM. Jouin, Bardoux, Bérenger, ne furent ni vains ni inutiles. Suivant la belle expression de M. Jules Simon, « des deux passions qui ont assailli la magistrature, la vengeance et l’appétit des places, il y en a une, l’appétit, qui ne trouvera pas son aliment. » En sortant de la chambre, le projet avait livré au garde des sceaux le sort de 2,447 magistrats inamovibles au profit d’autant de candidats. Grâce à l’intervention du sénat, nul candidat ne pouvait désormais entrer dans les rangs, et au lieu de 857 sièges dont la suppression avait été votée, la réduction portait seulement sur 614.

Les discussions de la chambre et du sénat avaient eu un profond retentissement dans le sein des compagnies judiciaires. En lisant les discours du Palais-Bourbon et du Luxembourg, les magistrats voyaient s’approcher l’heure où ils tomberaient victimes de la loi ; les dénonciations dont ils se sentaient entourés rencontraient chez eux plus de mépris que de colère. Soutenus par le sentiment de leur devoir, tristes et résignés, la plupart regardaient venir d’une âme ferme un châtiment qu’ils savaient n’avoir pas mérité. Ce silence étonnait la chancellerie, qui s’était attendue à voir les sollicitations fondre sur elle, les antichambres envahies : il n’en fut rien. Fort peu de magistrats cherchèrent à détourner les coups, et le nombre fut très restreint de ceux qui se préparèrent à profiter des mouvemens pour avancer.

Cette attitude passive déjouait les projets du ministère. Tout autres avaient été ses prévisions. Il avait espéré qu’à la suite du vote de la loi, il y aurait une explosion de découragement, et que de toutes parts les plus menacés chercheraient une satisfaction éclatante dans l’envoi subit de leur démission. La chancellerie aurait eu ainsi un grand nombre de places à donner. Dès que la loi eut été votée, on fit en ce sens les efforts les plus énergiques. Les procureurs généraux multiplièrent les démarches directes ou indirectes, mettant à profit le retard de la promulgation, mais les magistrats furent sourds à toutes les insinuations.

Ce n’était pas seulement une déception pour les bureaux de la