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Sous la restauration, les magistrats, choisis avec soin de 1815 à 1818, étaient tous profondément royalistes. Ce n’est pas le fougueux député de Valence (s’il connaît l’histoire de sa famille) qui peut l’ignorer. Avec le temps, leurs opinions se sont modelées sur celles de la haute bourgeoisie. Relisez leurs arrêts avant et après le ministère Martignac. M. de Villèle, comme M. de Polignac, se plaignait de l’indépendance des cours, qui, à entendre les ultras, étaient remplies de bonapartistes et de libéraux. — Après la révolution de juillet, la magistrature, un instant ébranlée, avait reformé ses rangs et représentait exactement l’élite de cette classe de censitaires, puissante par l’intelligence, mais insuffisante par le nombre, qui gouvernait alors la France. En lutte avec un seul adversaire, le désordre, elle participait à l’œuvre du gouvernement en poursuivant les auteurs des émeutes et en les frappant sans pitié : entre les fauteurs des insurrections et le juge s’ouvrait une lutte qui ne devait pas cesser. Sur les bancs de la cour d’assises ou de la police correctionnelle, accusés ou prévenus déclaraient que les magistrats étaient tous carlistes. — Après l’explosion de 1848, les passions s’envenimèrent. En face de l’anarchie, les tribunaux devinrent avec les soldats le rempart de la société menacée et l’objet des haines révolutionnaires. Les insurgés de juin s’écrièrent que les magistrats étaient tous orléanistes. Singulier accord dans les griefs ! Tous ceux qui ont eu maille à partir avec la justice lui ont reproché de pactiser avec le régime tombé. Au fond, la magistrature n’appartenait pas à un parti politique, mais elle avait une passion. Oui, nous l’avouons, au lendemain de l’insurrection de juin comme au lendemain de la commune, elle avait horreur de l’anarchie. Quel est le radical qui peut l’en blâmer s’il est partisan sincère du jury ? En 1849, en 1871, le juge était exactement dans l’état d’esprit du juré sorti de la bourgeoisie et exprimant ses vœux. Par répugnance pour le désordre, elle se soumit, en 1852, au despotisme sans l’aimer. Elle avait accepté l’empire comme un fait ; elle accepta de même la république, se sentant presque également à l’aise sous les ministères de centre droit et de centre gauche, entre lesquels oscilla jusqu’en 1879 le gouvernement.

Depuis cinq ans, l’axe du pouvoir est entièrement déplacé. La direction des affaires appartient non plus au centre gauche, mais à la gauche seule. Il importe peu que certains hommes modérés d’origine et de langage aient figuré dans quelques-uns des cabinets formés par M. Grévy. La tendance générale, manifestée par l’amnistie, par la politique religieuse, par le relâchement des forces gouvernementales, par les alliances électorales, est une politique de pure gauche.