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les magistrats au-dessous des forçats. La majorité couvrit l’orateur d’applaudissemens. Le chef de la magistrature demeura muet à son banc.

Comment expliquer une telle passion ? Comment expliquer surtout le long retentissement de ce discours, qui a donné à toute la discussion sa couleur et sa portée ? Bien aveugle qui ne verrait dans ces explosions de colère qu’une déclamation oratoire. La haine de M. Madier de Montjau est profonde. Il soutient qu’à toute époque les juges se sont faits les vils complaisans du pouvoir et les dociles exécuteurs des besognes politiques. Il montre les cours prévôtales, les poursuites contre les républicains, la répression des troubles ; il porte la parole au nom de trois générations qui s’honorent d’avoir été des conspirateurs et des fauteurs d’émeute ; il est l’organe de ceux qui donnent le nom de Barbès à l’un de nos boulevards en attendant qu’ils lui élèvent une statue.

Voyons donc ce qu’il y a de fondé dans ce réquisitoire contre la justice. Il mérite que nous nous y arrêtions quelque temps. Nous pèserons mieux la valeur des accusations lorsque nous aurons suivi le rôle des magistrats depuis le premier empire jusqu’à nous. La magistrature française a une histoire qui ne se confond pas avec celle du gouvernement. C’est l’honneur et le péril des institutions d’avoir un rôle indépendant des faits généraux. Tandis que les simples fonctionnaires obéissent, que les agens de l’administration servent le pouvoir, en changeant, suivant les heures, de langage et de ton, que le silence ou la retraite sont les seuls moyens de marquer leur dissentiment, les magistrats qui sont investis de fonctions permanentes, sous les ministères et sous les régimes les plus dissemblables, ont des convictions et des traditions communes. Comme tous les despotismes, qu’ils se nomment césarisme ou démagogie, l’empire avait multiplié les épurations. Ce fut après la charte, quand les tribunaux eurent été reconstitués, que se formèrent l’esprit de corps et la tradition. La foule n’aime ni l’un ni l’autre ; elle leur donne aisément les noms détestés de caste et de privilège. Et cependant que deviendrait la société si chacun de ses groupes n’était pas soutenu et comme animé par l’esprit de corps ? Pour les militaires, c’est l’honneur du drapeau ; chez les comptables, c’est la probité ; chez les médecins, le dévoûment. Pour qui a vécu au milieu des juges, le doute n’est pas possible : les habitudes judiciaires ont créé parmi eux des qualités et des mœurs spéciales ; elles les ont accoutumés de bonne heure à la réflexion, ont soumis tous leurs jugemens à un examen préalable, les ont plies à l’impartialité et leur ont donné un esprit de désintéressement, d’intégrité que tous, amis ou adversaires, se sont plu à reconnaître.