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opprimer les droits des faibles. Lorsqu’elle vient d’un seul, la tyrannie révolte les âmes, et tous, tôt ou tard, se dressent contre elle. Sous la république, où la majorité qui obtient le pouvoir passe pour représenter la volonté du peuple, la foule ne s’indigne pas de la persécution ; elle est disposée à délaisser les victimes ; elle entend dire que tout se fait en son nom ; elle se sent souveraine et elle abuse de sa puissance. Qui peut redresser les abus, si ce n’est le corps chargé d’appliquer et de défendre les lois ? Les magistrats sont les protecteurs du droit contre la force. C’est à eux qu’il appartient de châtier les excès de pouvoir et de limiter la toute-puissance des démocraties triomphantes, en leur apprenant où expire l’autorité, où commence la tyrannie. Si les juges se laissent aller eux-mêmes aux caprices des factions, s’ils écoutent tantôt les injonctions des partis, tantôt les menaces des favoris de la foule, la société, qui repose sur le respect des droits, perd tout équilibre. Semblable à un vaisseau tout d’un coup privé de lest, qui ne sombre pas sur-le-champ, elle continue sa marche, les apparences demeurent les mêmes ; le calme fait quelque temps illusion : vienne la tempête, elle sera hors d’état de lutter et ne saura résister aux efforts du vent et des vagues.

Il faut avoir bien mal lu notre histoire ou se laisser aller à d’étranges illusions pour imaginer que nous ne reverrons ni agitations ni secousses. Parmi les enseignemens que le passé nous a légués, il en est un qu’il est bon de méditer. Les révolutions dont notre pays s’est fait une si déplorable habitude ont eu, depuis le consulat, un caractère commun : elles n’ont atteint que nos institutions politiques. En 1830, en 1848, en 1852, en 1870, le titre du chef du pouvoir exécutif, les rouages législatifs ont été seuls changés. On laissait, d’une entente unanime, en dehors de toute atteinte les parties profondes, les ressorts essentiels et cachés du mécanisme social. Il y a depuis cinq ans en France une tendance toute nouvelle. Quelques-unes des institutions qui avaient été tenues six fois en dehors de la révolution, comme en un domaine réservé, sont aujourd’hui directement menacées- : le clergé, la magistrature et l’armée sont en butte à des efforts savamment combinés. D’autres ont parlé de la guerre antireligieuse, qui chez certains politiques tient lieu de programme et d’idées. Il est bon de s’arrêter en ce moment à l’attaque menée depuis 1879 contre la magistrature et de montrer, pièces en mains, ce qui s’est fait.

Le récit de la lutte n’est pas le seul intérêt. Il y a une moralité et des prévisions à tirer de cette étude. S’est-on demandé comment la France avait pu supporter depuis soixante-dix ans tant de troubles sans que la sécurité publique ou privée eût succombé parmi de