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libres, les plus indépendans, les plus hardis persistent à ne voir dans Andromaque ou dans Bajazet, dans Mithridate ou dans Phèdre, dans Britannicus ou dans Iphigénie, que ce qu’ils appellent un peu dédaigneusement la peinture des mœurs de cour, la tragédie d’un « peuple de grands seigneurs vaniteux et spirituels, » comme disait Stendhal, et des conversations de salon sous un lustre. Car il n’y a rien de moins exact ni, par conséquent, rien de moins équitable. Bien loin d’avoir été ce peintre des mœurs de cour et cet imitateur des convenances mondaines, le Benserade ou le Quinault supérieur que l’on s’obstine à nous représenter, Racine, tout au contraire, a enfoncé si avant dans la peinture de ce que les passions de l’amour ont de plus tragique et de plus sanglant qu’il en a non-seulement effarouché, mais littéralement révolté la délicatesse aristocratique de son siècle. Ces brillans « gentilshommes de Steinkerque, qui chargeaient en habit brodé, braves comme des fous, doux comme des jeunes filles, charmantes poupées d’avant-garde, de salon et de cour ; » ces grandes dames si spirituelles, plus coquettes que tendres et moins amoureuses que galantes, ornement et décor pompeux de Versailles ou de Marly ; ces poètes enfin et ces hommes de lettres, nourris dès l’enfance au langage des ruelles, débris de l’hôtel de Rambouillet et cliens de l’hôtel de Nevers, ils reculaient d’étonnement et d’indignation quand tout à coup, dans Andromaque ou dans Bajazet, ils voyaient la passion se déchaîner avec cette violence, l’amour s’exalter jusqu’au crime, et tout ce sang enfin apparaître dessous ces fleurs. Non, ce n’était pas ainsi qu’ils concevaient l’amour ! ce n’était pas ainsi qu’ils aimaient leurs maîtresses et, grâces aux dieux ! ce n’était pas ainsi qu’ils en étaient aimés ! Mais, comme l’a si bien dit M. Taine, « de fins mouvemens de pudeur blessée, de petits traits de fierté modeste, des aveux dissimulés, des insinuations, des fuites, des ménagemens, des nuances de coquetterie, » voilà ce qu’ils cherchaient en elles, voilà ce qu’ils y trouvaient et voilà ce qu’ils y aimaient. Or voilà justement, M. Taine a oublié de le dire, ce qu’ils ne reconnaissaient pas dans la tragédie de Racine. Car ici les « fins mouvemens de pudeur blessée » d’Hermione coûtaient la vie à Pyrrhus et la raison à Oreste ; les « insinuations » de Roxane avaient pour conclusion l’arrêt de mort de Bajazet et de son Atalide ; et la « coquetterie » de Phèdre, en envoyant Hippolyte au supplice, condamnait Thésée aux tortures d’un éternel remords. Gentilshommes d’avant-garde et princesses de Versailles, c’en était trop pour leurs nerfs ; il leur paraissait, si je puis ainsi dire, que ce poète leur surfaisait la tragédie de l’amour ; et, dans ces éclats de passion qui venaient ainsi se terminer au meurtre ou l’assassinat, ni les uns ni les autres ne retrouvaient ce sentiment tempéré qu’ils appelaient l’amour et qui n’était que la galanterie.

On s’est demandé plus d’une fois pourquoi Racine, dans son siècle