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pellent par des traits plus connus les inimitables modèles qu’il en a donnés le premier. Pourquoi faut-il seulement que ni Voltaire lui-même ni son fidèle La Harpe ne s’en soient doutés, et encore moins l’important Schlegel ou ce fat de Stendhal ? Mais pourquoi faut-il surtout que quiconque attaque aujourd’hui Racine répète plus ou moins ce que Stendhal et Schlegel en ont dit sans le comprendre, comme quiconque le loue ne fait guère que jurer sur la parole de Voltaire et de La Harpe, — qui peut-être l’ont eux-mêmes plus admiré que compris ?

Ce que ni les uns ni les autres ne semblent avoir compris davantage, c’est ce qu’il y a de puissance et de force tragiques dans la façon dont Racine a conçu et représenté les passions de l’amour. Toute sa vie, malgré la sincérité, la vivacité, l’ardeur même de son admiration, Voltaire n’a pas moins continué de croire, selon la leçon de Corneille, que l’amour était « une passion chargée de trop de faiblesse » pour suffire elle seule à remplir toute l’action tragique ; et l’on sait qu’aux yeux de La Harpe, Mérope était en son genre une œuvre autrement considérable et d’une bien autre portée que l’Andromaque par exemple, ou le Bajazet de Racine. Si les tragiques français du XVIIIe siècle avaient imité Racine, comme on le dit toujours, parce qu’on l’a dit une fois, leurs œuvres ne seraient peut-être pas marquées de ce caractère d’insignifiance et de sénilité qui leur donne à toutes un bien vilain air de famille. Mais la vérité, c’est que, manque d’intelligence et manque de génie, bien loin d’essayer de suivre les traces de Racine, ils s’efforcèrent tous, avec leurs préjugés aristocratiques, Voltaire en tête, La Harpe en queue, de revenir aux erremens mêmes avec lesquels Racine avait rompu. En fait, pas une tragédie du XVIIIe siècle, ni celles de Crébillon, ni celles de Voltaire, encore bien moins celles de La Harpe ou de Marmontel, ne procède vraiment de Racine. Mais toutes leurs tragédies politiques (ces tragédies de collège où ils débattent les destins des empires), sont jetées dans le moule de Cinna, de Pompée, de Rodogune, d’Héraclius, et toutes leurs tragédies d’amour (ces tragédies de salon où la galanterie remplace la passion absente), sont fabriquées selon la formule de l’auteur de l’Astrate, et d’Armide, et d’Atys. Corneille et Quinault, voilà les vrais maîtres, que l’on admire autant que Racine, pour ne pas dire davantage, et voilà, — le premier, malgré tout son génie, le second, avec tout son talent, — les deux hommes dont l’exemple a jeté la tragédie française dans la voie fâcheuse d’où le drame romantique se tromperait s’il croyait qu’il l’a retirée.

Que le XVIIIe siècle n’ait pas même soupçonné ce qu’il se dissimulait d’énergie, pour ne pas dire de férocité, sous l’élégance tout extérieure de la tragédie de Racine, on se l’explique encore assez aisément. Ce que l’on s’explique moins bien ou même, pour ma part, ce que je ne m’explique pas du tout, c’est que de nos jours les esprits les plus