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pourront recouvrer leur antique domination, qui fut un accident heureux, mais il les assure qu’ils trouveront de quoi s’occuper dans ce monde et qu’il ne tient qu’à eux de porter avec honneur le nom glorieux d’Espagnols. Il s’exprimait ainsi bien peu de temps avant de revenir aux affaires. Pouvons-nous croire, après cela, qu’il songe et lancer son pays dans quelque imbroglio européen ?

L’Espagne aura-t-elle la sagesse de se conformer à ses conseils ? Apprendra-t-elle à calculer, à compter ? Cela n’est pas impossible. Dans une des promenades que nous fîmes avec lui et dont nous aimons à nous souvenir, l’entretien tomba sur les fatalités de race, et M. Canovas soutint qu’elles se modifient souvent par les situations, par les circonstances, surtout par l’éducation : — « Cela s’est vu dans notre histoire, nous disait-il. Plusieurs de nos qualités bonnes ou mauvaises ne sont pas nées avec nous, elles nous ont été données par les événemens. Sobre, grand marcheur, capable de se battre sans avoir mangé, mais aimant à ne prendre conseil que de lui-même, le soldat espagnol est fait essentiellement pour lai guerre d’embuscades et de partisans, et, dès l’antiquité, notre force résidait surtout dans nos troupes légères, qui donnèrent tant de mal aux Romains comme aux Carthaginois. Cependant, par l’effet de l’éducation, l’Espagne a possédé quelque temps la première infanterie du monde, d’une solidité sans pareille en rase campagne, celle que Bossuet comparait à des tours qui réparent leurs brèches. C’est aussi un effet de l’éducation que la gravité proverbiale du Castillan. Comme tous les méridionaux, il a naturellement l’esprit gai, ouvert et le caractère sociable. Mais ces poignées de conquérans qui gouvernaient Naples ou les Flandres devaient tenir à distance leurs sujets, et, pour leur imposer, ils représentaient sans cesse ? ils nous ont inoculé leur gravité, qui se dément quelquefois. De même encore, l’intolérance religieuse qu’on nous reproche ne nous est pas innée. Nos écrivains du XVe siècle avaient une grande liberté d’humeur, une grande hardiesse de langage, et les théologiens qui accompagnèrent Charles-Quint en Allemagne en revinrent quasi-protestans. Mais la lutte contre les Maures et les Juifs avait comme soudé ensemble les idées de religion et de patrie, et, plus tard, les révoltes de l’empire et des Pays-Bas furent cause que le protestantisme prit dans l’imagination espagnole le caractère d’une doctrine antinationale ; c’est pour cela que l’Espagne se plia si facilement au dur régime de l’inquisition. Il est permis d’en conclure que le génie de la race est plus modifiable qu’on ne croit et que cinquante ans de monarchie constitutionnelle sans pronunciamientos pourraient bien faire de nous un peuple raisonnable. » — Ainsi devisions-nous en approchant de la Fuente castellana. C’est un lieu où s’est nouée plus d’une intrigue politique. On s’y rencontre, on s’y