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aussi chère que sa cape bleue. Il avait le génie de l’anachronisme. Au milieu des confusions de la guerre civile, quand on démolissait les couvens et qu’on massacrait les moines, il enseignait avec une intrépide éloquence que les rois doivent prendre exemple sur Philippe II, qu’ils ne peuvent trouver leur salut que dans l’accord du trône et de l’autel. Plus tard, lorsqu’après tant de secousses, le gouvernement de son pays s’occupait de réparer tant bien que mal le désordre de finances très dérangées, il l’exhortait à chercher dans de glorieuses conquêtes une diversion aux troubles intestins.

Dans l’hiver de 1860, il crut toucher à l’accomplissement de ses vœux. On avait déclaré la guerre aux Marocains ; le général O’Donnell, alors président du conseil, remporta les brillantes victoires de Castillejos, du cap Negro ; Tetuan s’était rendu, on marchait sur Tanger. Estebanez fut saisi d’enthousiasme ; c’était un délire, une ivresse. Il lui sembla que les vainqueurs de Lépante, s’arrachant à leur long sommeil, avaient tressailli de joie, qu’après tant d’abaissemens, ils se reconnaissaient dans leur descendance, et que, du fond de son tombeau, la vieille Espagne remerciait ses ûls de la fête inespérée qu’ils donnaient à son orgueil. Il adressa un sonnet à la grande ombre du cardinal Ximenès, de celui qui écrasait les infidèles sous sa sandale ; il lui disait : « Réveille-toi pour voir ton étendard triomphant arboré pour toujours à Tanger. » Hélas ! son illusion fut courte. Ne s’inspirant que des vrais intérêts de son pays, O’Donnell, qui n’était pas un rêveur, su hâta de conclure la paix, d’évacuer sa conquête, et Estebanez désespéré s’écria : « Tout n’est qu’ignominie, il n’y a plus d’Espagnols. »

Quelque affection qu’il témoigne à sa mémoire, le biographe de don Serafin Estebanez ressemble bien peu à son héros. Il a, comme lui, la fierté du souvenir et le culte des gloires nationales ; comme lui, il est très conservateur et bon catholique. Mais il est de son temps, il se déclare un des fils de la révolution, et il n’admet pas qu’on puisse bâtir une société avec les ossemens des morts et la poussière des tombeaux. Au risque de froisser l’orgueil castillan, il a prouvé jadis son souverain bon sens en démontrant dans des études historiques justement admirées que l’hégémonie de l’Espagne au temps de ses Charles-Quint et de ses Philippe II fut une œuvre artificielle et sans consistance, un coup d’audace, un défi jeté à la raison et à la nature même des choses, que, pour gagner cette gageure, il a fallu des miracles d’habileté dans les souverains, des prodiges de discipline et de valeur dans les soldats, mais qu’il a suffi de Rocroi pour ruiner à jamais une entreprise démesurée qui n’avait pas d’avenir. Il a remarqué aussi que les héroïques bataillons qu’emmena le grand capitaine à la conquête de Naples s’embarquèrent sans biscuit et sans chaussures, que