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Scènes andalouses rappelaient Cervantes, Quevedo, les chefs-d’œuvre de l’ancienne littérature picaresque. On peut aimer plus ou moins son temps, il faut en être, et alors même qu’on lui dit des injures, il faut lui parler la langue qu’il parle.

Si Estebanez avait pour principe qu’il n’y a de grand que ce qui est espagnol, il pensait aussi qu’il n’y a de vraiment beau que ce qui est vieux. Il voulut toujours s’habiller à l’ancienne mode, et jusque dans le fort de l’été, on l’eût plutôt décidé à sortir de sa peau qu’à dépouiller sa grande cape bleue, dont il s’enveloppait avec une grâce incomparable. Il a écrit une dissertation intitulée : Gracias y Donaires de la capa, dans laquelle il expose tous les secrets de l’art de se draper. Il a écrit aussi un traité de la parfaite danseuse espagnole, code rigoureux de toutes les règles, de tous les entrechats orthodoxes autorisés par la tradition ; même en matière de danse, il détestait l’hérésie. Cet homme excellent et distingué, mais un peu maniaque, tenait toute innovation pour un malheur public ; il était fermement persuadé que déroger à un usage quelconque, c’est risquer de tout perdre, que l’antique façon de battre la caisse inspirait aux soldats ce courage qui ne compte pas avec le danger, mais qu’une batterie de tambour qui n’a pas d’histoire conduit sûrement à la défaite. Ce fut par dévotion au glorieux passé de son pays que ce paresseux prit le goût de l’étude et devint érudit. Il adorait les vieux livres, les vieux contes, les vieilles chroniques. Il eût fait cent lieues pour se procurer une vieille chanson inédite et il se plaisait à la chanter : « J’ai recueilli de la bouche des chanteurs du pays quatre romances inconnues, écrivait-il de Malaga à son ami le célèbre arabisant Gayangos. Ma musique mauresque les ravit, ils disent que mon style est le plus irréprochable du monde, que ma liqueur a un goût de noyau. » Il apprit également l’arabe « pour pouvoir acquérir la clé d’or qui donne accès à la science du Maure, » et il pénétra très avant dans l’intimité des Zaïdes et des Zulemas, des Abencerrages et des Zegris. Il se trouvait bien dans la société des revenans, et il l’était un peu lui-même. Mais les originaux sont rarement aimables, et si les manies d’Estebanez provoquaient le sourire, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

Qu’ils soient poètes ou ne le soient pas, les Espagnols espagnolisans ne conçoivent pas la vie sans aventures. Quand nous arrivâmes à Madrid, un Espagnol de beaucoup d’esprit nous donna le conseil de n’y jamais parler de l’immortel chef-d’œuvre de Cervantes : « L’étranger, nous dit il, qui parle de don Quichotte à un Espagnol, se met toujours dans une situation fausse. S’il le dénigre, il passe pour un sot ; s’il l’admire, son interlocuteur le regarde de travers en se disant : « Est-ce à moi qu’il en a ? » Cependant les vrais don Quichotte sont rares ; l’héroïsme chevaleresque et l’absolu désintéressement seront toujours des vertus peu communes. Plus nombreux parmi les