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recherches les plus élémentaires de la civilisation, le Tekké amasse le bien d’autrui pour se fournir d’armes, de chevaux et de femmes. Quand un jeune homme veut se marier, il doit trouver à la pointe de sa lance la dot avec laquelle il achètera sa fiancée. D’après les données recueillies à ce sujet par les voyageurs anglais, une toute jeune fille vaut de 20 à 80 livres sterling ; une veuve de vingt-cinq ans monte à des prix très élevés ; les pauvres doivent se contenter des femmes au-dessus de quarante ans, qui « valent un peu moins qu’un chameau. » Le cheval tekké est une des plus belles variétés de l’espèce ; il réunit les formes développées et les qualités de vitesse du cheval anglais à la douceur et à l’endurance du cheval arabe. L’organisation politique et sociale de ces pasteurs n’a pas progressé depuis le temps d’Abraham : la famille obéit à son chef, la tribu à son ancien ; aucun lien stable entre les tribus, aucun pouvoir central. Les Tekkés sont musulmans du rite sunnite, ce qui suffirait à expliquer l’aversion que ressentent pour eux les Persans, sectateurs d’Ali ; mais, indépendamment des questions de race et de secte, tous les voisins de ce nid de brigands appelaient de leurs vœux le moment où la Russie le nettoierait.

Ce nettoyage ne semblait pas chose facile. Les Tekkés ont des annales militaires qu’envieraient bien des états. Nous avons vu comment-ceux de l’Akkal repoussèrent la première expédition russe et arrêtèrent longtemps la seconde, commandée par un des premiers capitaines de notre époque. En 1855, ceux de Merv chassèrent îles troupes du khan de Khiva et les poursuivirent jusqu’à l’Amou-Daria. En 1861, les Persans, résolus d’en finir avec leurs agresseurs, réunirent une armée imposante, dix mille cavaliers, douze mille hommes de pied et trente-trois canons ; cette armée s’engagea dans l’oasis de Merv ; elle n’en sortit jamais, et, durant l’année qui suivit, le prix des esclaves, sur les marchés de Khiva et de Boukhara, tomba à moins de 20 francs par tête de prisonnier persan. Cette peuplade, si bien défendue par son courage, était protégée en outre par les déserts qui l’enveloppent de toutes parts, sauf du côté de l’Afghanistan, et par le veto de l’Angleterre, intraitable, semblait-il, sur la question de Merv. On prévoyait une longue et pénible campagne le jour où des circonstances favorables délieraient les mains à la Russie.

La stupéfaction a dû être grande, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, quand on a appris que ce territoire était annexé à l’empire d’un trait de plume, et que, suivant l’expression du Nouveau Temps, « Merv était tombée aux pieds du tsar comme un fruit mûr. « Pour nous, qui croyons que les fruits se cueillent plus souvent qu’ils ne tombent, nous voyons dans ce résultat un nouveau trait de cette habileté proverbiale avec laquelle les généraux russes mènent les négociations diplomatiques