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brèche et emporta la place. Une partie des Akkal-Tekkés s’enfuirent chez leurs frères de Merv : les autres se soumirent. Là, comme dans toutes les conquêtes des Russes au Turkestan, la victoire fut difficile, mais définitive. Les Turcomans, une fois vaincus, se courbent avec le fatalisme de l’islam sous la main qui les a domptés et acceptent sa domination sans arrière-pensée de révolte. Dans tout cet immense empire de l’Asie centrale, la Russie n’a jamais eu à réprimer une sédition sur les territoires occupés par elle. Même pendant la guerre turco-russe, à l’heure des désastres, alors que tout le monde pronostiquait une levée de lances dans les provinces d’annexion récente, pas un musulman n’a bougé. Quarante-cinq mille hommes, disséminés par petits postes sur cette vaste superficie, au milieu de tribus nomades et belliqueuses, suffisent au maintien de l’ordre. Il y a là un succès bien différent de celui que nous rencontrons depuis un demi-siècle, dans nos possessions musulmanes ; il appellerait une sérieuse étude comparative de nos procédés de colonisation et de ceux des Russes. Ce n’est pas le lieu ; contentons-nous d’indiquer le principe constant de ces derniers, qui est de rendre légère, presque insensible pour le vaincu, la transition à une civilisation supérieure. Les délégués du tsar ne s’avancent pas chez ses nouveaux sujets un code européen dans une main et une feuille d’impôt dans l’autre ; on laisse à l’indigène ses lois religieuses et civiles, ses magistrats, son organisation ; on l’impose à peine ; le Turcoman paie 1 1/2 rouble par tête là où le colon russe, établi à côté de lui, paie plus de 8 roubles. Il ne voit guère la race maîtresse que sous l’uniforme, l’autorité ne se manifeste à lui que sous l’appareil militaire, le seul qu’il comprenne et respecte. Le gouvernement fait rebâtir les mosquées, il traite avec égards les mollahs et convoque leurs chefs au Kremlin, aux cérémonies impériales ; ils s’en retournent comblés de prévenances, éblouis par la puissance du tsar blanc. Enfin, et c’est là surtout que gît le secret de cette assimilation rapide, la Russie entre en contact avec ses sujets barbares par ses élémens les moins civilisés ; les Kosaks, qui vont fonder en Asie des colonies agricoles, ne sont guère supérieurs aux premiers occupans du sol ; on s’entend vite entre Asiatiques, lesquels ont le cerveau fabriqué de la même façon ; il n’y a point entre l’ancienne population et la nouvelle cet écart de sentimens, de culture intellectuelle, de régime de vie, qui ne va pas sans quelques dédains et quelques duretés du civilisé vis-à-vis de son inférieur. L’orgueil inné du musulman n’est pas froissé par une supériorité morale qu’il ne peut comprendre ; quand cette supériorité lui apparaît, c’est derrière une épée, qui la justifie aux yeux de cet homme des tentes.

Revenons aux vainqueurs de Gœuk-Tépé. Ils poursuivirent leur marche et affermirent leur autorité jusqu’au point marqué sur les cartes