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aux yeux de tout le monde : rien ne rend l’humeur accommodante comme d’avoir un Mahdi sur les bras, et le Nil est assez loin de l’Oxus pour qu’il soit malaisé d’entreprendre simultanément sur les deux fleuves. Néanmoins, cette seule raison n’eût pas suffi ; l’Angleterre a prouvé maintes fois qu’elle sait faire face à plusieurs périls, sur tous les points du globe où un de ses intérêts souffre. Il y a une autre cause plus secrète : depuis les derniers progrès des Russes sur la frontière persane, la route future de l’Inde s’est mieux dessinée ; cet axiome, que Merv est la clé de l’empire indien, s’est évanoui. Ceci demande quelques éclaircissemens. Avant de les poursuivre, rappelons-nous que nous sommes de notre propre aveu, nous autres Français, divisés en deux catégories : les anciens, qui ne savaient pas la géographie, à ce qu’assurent les nouveaux ; les nouveaux, qui ignorent les affaires extérieures, au dire des anciens. Demandons aux Anglais et aux Russes, qui ont écrit sur cette question de quoi remplir une bibliothèque[1], comment les soldats du tsar se sont acheminés vers Merv, et ce qu’est au juste ce fantôme litigieux.

Jettez les yeux sur une carte d’Asie ; entre le 70e et le 85e degré de longitude, le 37e et le 43° de latitude, vous trouverez un long triangle ouvert de l’est à l’ouest, assez nettement délimité par la mer Caspienne à sa base, par l’Amou-Daria (ancien Oxus) et la mer d’Aral sur son côté nord, par les montagnes de Perse et d’Afghanistan sur son côté sud ; le sommet de ce triangle s’appuie aux pentes septentrionales de l’Hindou-Kouch, vers Balkh, la Mère des villes d’après l’Écriture : Tout le cœur de ce vaste espace disparaît sous un pointillé grisâtre, qui figure sur nos cartes les déserts de sable, quand il n’indique pas l’ignorance des géographes devant un pays mal exploré ; c’est le désert de Kara-Koum ; aux jours dont nous n’avons pas l’histoire ; avant la disjonction de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, les eaux du grand lac intérieur couvraient cette contrée ; la steppe saline témoigne de leur retraite sous l’action de soleils immémoriaux. Sur les flancs de cette solitude courent deux étroites bandes blanches ; elles marquent la végétation et la vie, ranimées là par des cours d’eau ; sur le côté : nord, c’est la vallée de l’Amou-Daria, avec Boukhara sur la rive droite en amont, Khiva sur la rive gauche en aval. Au sud, c’est la vallée du fleuve Atrek, qui coule à la Caspienne parallèlement à la chaîne persane, puis les oasis de deux rivières ; le Tedjen et le Mourghab, qui descendent des plateaux afghans et vont se perdre dans les marais salans du Kara-Koum. La plus orientale de ces oasis est celle de Merv.

  1. Voir surtout C. Marvin, Merv the Queen of the World ; Rawlinson, lecture du 27 janvier 1879 à la Société royale de géographie ; et en russe, général Pétroussévitch, Rapports à la Société de géographie du Caucase, Tiflis, 1880 ; général Annenkof, l’Oasis d’Akkal Tekké et les Routes de l’Inde, Saint-Pétersbourg,1881.