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perturbations, et cela ne donnera pas à nos ennemis le droit de dire que nous avons combattu, non pour les principes, mais pour les places. » Cette ligne de conduite fut suivie pendant un demi-siècle, durant lequel on ne compta que soixante-quatorze révocations de fonctionnaires prononcées pour des causes diverses et généralement étrangères à la politique[1]. Avec Jackson allaient prévaloir d’autres tendances et des mœurs politiques nouvelles.

Nul ne s’était mépris sur le caractère de la « « réforme » annoncée dans son discours d’inauguration, et les commentaires qu’en avaient donnés ses partisane auraient au besoin dissipé tous les doutes. La terreur régnait parmi les fonctionnaires de tout ordre, menacés par les convoitises des coureurs de places, poursuivis jusque dans l’intimité de la vie domestique par l’espionnage et la délation, sans qu’aucun d’eux se sentît protégé ni par l’obscurité de sa condition, ni par la valeur ou l’ancienneté de ses services. Une nuée de solliciteurs avides et insolens s’était abattue sur la ville de Washington, se ruant sur les emplois publics comme sur une proie et réclamant du pouvoir nouveau le prix des services rendus pendant la campagne présidentielle. Le spectacle de cette curée, sans précédens dans l’histoire des États-Unis, produisit une impression de stupeur et de dégoût que nous ont conservée tous les témoignages contemporains.

« Tout le corps des fonctionnaires, écrivait Clay, est en proie à l’inquiétude et à la crainte. Ils éprouvent quelque chose dialogue à ce que ressentent les habitans du Caire lorsque la peste se déclare. Personne ne sait qui recevra le premier le coup de la mort ou, ce qui pour beaucoup revient au même, qui sera dépouillé de son emploi. Vous n’avez aucune idée de la tyrannie morale qui pèse sur tous ceux qui remplissent une fonction publique. « (Priv. Corresp., p. 225. Lettre du 12 mars 1829.) Les adversaires de l’administration m’étaient pas seuls à s’indigner de ces scandales. Un vieil ami de Jackson, qui était allé le voir, écrivait tristement le 4 juillet : « Le règne de cette administration (je voudrais pouvoir me servir d’un autre terme) offre un contraste frappant avec le gouvernement doux et bienveillant de Madison, de Monroe et d’Adams : c’est comme une contagion qui se répand : espions, délateurs, c’est toute la lie du despotisme. J’avais espéré que cette administration serait une administration nationale : ce n’est pas même une administration de parti. « Désormais notre république sera gouvernée par les factions, et la lutte s’engagera entre ceux qui veulent s’emparer des places et des traitemens, lutte envenimée par les passions les plus viles et les plus sordides du cœur humain. »

  1. Neuf furent prononcées par Washington, dix par Adams, trente-neuf par Jefferson, cinq par Madison, neuf par Monroe, deux par Adams.