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encore à savoir dans quel rapport elle est ou elle peut être avec la personnalité des individus. C’est à l’examen de ce problème que la philosophie éclectique fut occupée pendant une vingtaine d’années de 1840 à 1860. Cousin, même en reculant sur le terrain où il s’était avancé le premier, a donc contribué à faire serrer d’un peu plus près l’un des plus difficiles problèmes de la métaphysique.

Déjà, dans un article sur Xénophane, en 1827, et plus tard dans cette préface même de 1833 où il déclarait que le système de Schelling était le vrai, Cousin s’était expliqué sur le panthéisme, et il prétendait que sa philosophie n’avait rien à voir avec ce système. Il répudiait surtout de très haut, sous le nom de panthéisme le système saint-simonien. Suivant lui, le panthéisme consiste à confondre Dieu avec le monde, à faire un Univers-Dieu, tandis qu’il avait lui-même toujours distingué Dieu et le monde, tout en les unissant. Mais cette première apologie ne satisfaisait nullement la critique catholique, et l’abbé Gioberti répondait que le système dont Cousin se séparait ainsi avec hauteur n’était nullement le panthéisme, mais le matérialisme et l’athéisme ; or, ce n’était ni d’athéisme ni de matérialisme que Cousin était accusé, mais de panthéisme ; il ne se disculpait donc qu’en se plaçant hors de la question.

Il y avait dans cette réplique de Gioberti une part de vrai et une part de faux. Sans doute le saint-simonisme était un panthéisme matérialiste, mais ce n’était pas un athéisme, loin de là. Le saint-simonisme était et voulait être une religion. Dans l’Exposition de la doctrine de Bazard, il y a une leçon sur l’existence de Dieu prouvée par l’ordre de la nature et le consentement universel. Nous avons encore connu beaucoup de saint-simoniens ; tous étaient des croyans aux aspirations religieuses et nullement des athées. Il fallait donc au moins prendre acte de la rectification et de la réclamation de Cousin, à savoir qu’il n’était pas panthéiste matérialiste, qu’il n’était pas partisan de la réhabilitation de la chair, enfin qu’il ne divinisait pas la matière. Mais ce que Gioberti pouvait dire et ce qu’il disait avec raison, c’est que cette forme de panthéisme n’est pas la seule en philosophie, qu’elle en est même une des plus basses, et il affirmait qu’il y en a au moins trois autres, distinctes l’une de l’autre ; c’étaient, disait-il, le panthéisme émanistique, le panthéisme idéalistique, et le panthéisme réalistique. Ces distinctions sont exactes, mais elles peuvent servir à prouver combien il est difficile de ne pas être panthéiste. Un illustre personnage de notre temps, de l’esprit le plus pénétrant, feu M. le duc de Broglie, disait un jour : « Il est plus facile de réfuter le panthéisme que d’y échapper[1]. » Cette pensée, aussi spirituelle que profonde, s’est

  1. C’est à nous-même que ce mot a été dit.