Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien de contraire, ni par conséquent rien qui pût être désagréable à la théologie catholique ; au contraire, en mettant sans cesse les dogmes à part dans un terrain réservé, on souscrivait à peu de chose près au fond de la philosophie chrétienne. Aussi, sans être allé jusqu’à l’adhésion explicite, Cousin avait-il fini cependant par ne plus recommander, ne plus citer avec faveur que les noms des grands philosophes chrétiens, saint Augustin et saint Thomas, Bossuet et Fénelon ; il voyait avec peine toute incursion sur le domaine de la théologie ; il prêchait à tous le respect et le silence à l’égard du christianisme ; enfin, ce n’est un secret pour personne que les meilleurs, les plus fidèles de ses amis étaient eux-mêmes fatigués et quelque peu scandalisés, dans leur fierté rationaliste, de voir la philosophie si complètement sacrifiée à la religion[1].

Tel est l’esprit général de cette dernière évolution de Cousin, la seule que les générations récentes aient connue. Ce changement ne se fit pas brusquement ; il eut lieu peu à peu, et par étapes successives, qu’il est curieux et important d’expliquer. On pense généralement que ce fut au moment où Victor Cousin fut chargé de la direction de l’enseignement philosophique qu’il fut amené par politique à changer son attitude philosophique. C’est là une erreur historique. Ce ne fut pas du tout en 1830, ce fut beaucoup plus tard qu’eut lieu la transformation dont nous venons d’esquisser les principaux traits. Pendant au moins une dizaine d’années, on ne connut d’autre philosophie de Cousin que celle que nous avons exposée. C’est ce qui résulte des faits significatifs que nous allons résumer.

C’est d’abord en 1833, dans la préface de la troisième édition des Fragmens, que Victor Cousin, appelé à s’expliquer sur ses rapports avec la philosophie allemande, bien loin de répudier l’influence de l’Allemagne sur sa philosophie, la revendiqua, au contraire, avec le plus d’énergie et de fermeté. Il avouait hautement qu’il relevait de Schelling et de Hegel ; il faisait un magnifique éloge de la philosophie de la nature, non pas en quelques lignes, mais en plusieurs pages ; et il terminait par ces mots célèbres ; « Les premières années du XIXe siècle ont vu naître ce grand système. L’Europe le doit à

  1. On trouvera peut-être quelque contradiction entre ce tableau de la philosophie de Cousin (seconde période) et ce que nous avons dit plus haut dans notre dernier article sur le caractère libéral de l’enseignement philosophique fondé par lui. Mais il faut distinguer les dates : ce n’est que tout à fait à la fin, vers 1846, et c’est surtout à partir de 1853, après être tombé du pouvoir, que s’est accusé le travail de restauration dont nous parlons. Il correspond donc, pour la plus grande partie, à la période de sa carrière où il n’avait plus aucune influence officielle. D’ailleurs nous avons montré que le spiritualisme s’était formé spontanément dans l’enseignement universitaire, précisément par esprit d’indépendance et en opposition à l’esprit panthéistique germanique, que l’on accusait alors d’être la philosophie officielle.