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lorsqu’il se moque de Mme Jourdain et de Nicole, qui ne savent pas que ce qu’elles disent à tout instant en parlant est de la prose ! Il en est un peu de même dans des affaires plus sérieuses. En vérité, il y a longtemps que tous les gouvernemens, dont les novateurs d’aujourd’hui parlent si légèrement, font de la prose, c’est-à-dire du socialisme sans le savoir. Toutes les fois qu’ils se sont occupés des intérêts du peuple, des droits des classes laborieuses, des caisses de retraite, de la protection de l’enfance, ils ont fait, à ce qu’il paraît, du socialisme. Ils ont passé leur vie à résoudre de cette façon des questions sociales, parce qu’au bout du compte toutes les questions sont sociales par certains côtés. Ils ont fait leur devoir en simple prose, et ce ne serait pas la peine d’inscrire aujourd’hui comme une grande innovation dans un programme ce que tous les gouvernemens ont fait dès qu’ils se trouvaient en face d’une sérieuse nécessité publique. S’agit-il d’autre chose ? Veut-on désigner sous ce nom de socialisme, imaginé par les sectes, tout ce qui fermente dans les têtes révolutionnaires, l’impôt progressif, la guerre au capital, l’abolition plus ou moins partielle de l’héritage, les dotations de l’état en faveur des ouvriers, — oh ! alors on a raison de le dire, c’est très différent ; c’est une nouveauté, et si la commission d’enquête, sous prétexte qu’elle n’a pas peur des mots, qu’elle doit parler et procéder autrement que les régimes qui ont précédé la république, se laissait entraîner dans cette voie, elle se préparerait d’étranges mécomptes, elle préparerait à l’industrie, au travail, aux ouvriers eux-mêmes, de cruelles, de périlleuses épreuves. On ne tarderait pas à voir que cette prétendue nouveauté n’est même pas toujours une nouveauté et qu’elle conduit de plus, par l’altération de l’ordre économique, à d’irréparables ruines.

C’est là, en définitive, la question. Il y a toujours deux politiques en présence. L’une, qui ne date pas d’hier, qui a été pratiquée par tous les gouvernemens éclairés, qui n’est pas plus de la monarchie que de la république, procède du bon sens, de la raison, d’une sympathie intelligente et prévoyante pour les classes laborieuses. Elle s’étudie à relever les conditions par le mouvement naturel, libre, du travail et de la richesse. Elle accomplit des réformes quand elle le peut ; elle accepte les progrès préparés, mûris par l’expérience, sans violenter les intérêts, en suivant la marche des idées et des mœurs dans la société nationale. Elle fait, si l’on veut, de la prose, et quand elle en a fait pendant quarante ans sans se servir de grands mots, il se trouve qu’elle a réalisé un peu de bien. L’autre politique passe son temps à soulever des problèmes qu’elle ne peut résoudre, à exciter des passions et des espérances qu’elle ne peut satisfaire, à rêver les remaniemens sociaux par des révolutions d’industrie, à fomenter la guerre entre ceux qui ont à peine le nécessaire et ceux qui ont le superflu, sans s’apercevoir qu’avec ses systèmes, elle finirait par affamer tout