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reculé d’un pas. Il est le même qu’au premier acte, et le sera jusqu’au bout, et, si je le répète encore une fois, mon excuse est celle du Pierrot de Don Juan : « Je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose. »

Kerguen se résigne, dans le mariage, à n’être que le père de Smilis, et pourtant il ne s’en contente pas : j’entends qu’il n’est pas plus content de son sort après la noce qu’avant. Il n’a pas su se tenir à sa place ; il ne sait pas s’y remettre, ni davantage se mettre à la place qu’il a prise. Il apprend au troisième acte, de la bouche même de M. George, son aide-de-camp, les sentimens que ce vertueux jeune homme a conçus pour sa femme : la nouvelle, à coup sûr, ne le laisse pas indifférent, comme elle ferait s’il s’était retiré de bonne foi dans l’amour paternel ; elle ne fouette pas non plus sa passion de manière à lui redonner courage, à la dresser en sursaut comme il faudrait, dans ce péril urgent, pour le salut domestique. L’amiral, même en cette passe, ne bouge pas : il est ému et se tient coi, il est amoureux et père, l’un et l’autre comme un Terme. Il est ce qu’il est, et le sera toujours ou ne sera plus : au quatrième acte, en effet, il se résout à ne plus être ; et sa résolution est d’une âme à la fois éprise et paternelle !

Il soupçonne que Smilis aime George, comme il sait déjà que George aime Smilis ; pas plus que la révélation du lieutenant, cette idée ne modifie son cœur. Amoureux, il s’en afflige ; père, il s’y résigne ; il s’assure seulement que l’idée est juste : une épreuve classique y suffit. L’épreuve faite, il s’empoisonne ; on peut graver sur sa tombe : « Ci-gît un personnage de théâtre, qui se trouve tout à la fin juste au même point qu’au commencement, c’est-à-dire un personnage qui ne fut aucunement dramatique. Priez pour l’auteur ! »

Adieu, Kerguen ! Revenons à Smilis. — Pour celle-ci, le cas est plus simple : auprès d’elle, j’avoue que l’amiral est un héros tumultueusement dramatique ; en regard de cette immobilité, les petites oscillations qu’il éprouve sur place figurent un mouvement endiablé. Je n’examinerai pas si l’état d’innocence où l’on nous présente cette jeune fille est vraisemblable. Elle accepte le mariage non-seulement sans connaître, — pour parler comme Armande, des Femmes savantes, — « les suites de ce mot, » mais sans même se douter que ce mot a des suites. Elle est plus éloignée de s’en douter qu’Agnès elle-même, — l’Agnès de l’École des femmes ; — car Agnès, que les puces « ont la nuit inquiétée, » est avertie qu’elle aura bientôt « quelqu’un pour les chasser ; » Agnès, le soir des noces, ne dira pas à Arnolphe : « Bonsoir, mon père ! » D’ailleurs Agnès a été élevée tout exprès pour être « une sotte, » et non point seulement une innocente ; elle a grandi dans une cage sur laquelle deux gardiens, Alain et Georgette, par ordre du maître, ont pris soin d’épaissir le mouron : elle n’a jamais vu le soleil. On ne nous donne pas avis que l’amiral ait formé sa pupille selon ce