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volontiers. Mais l’amiral n’est pas un père selon la nature : sa jalousie n’est pas seulement de l’avarice ; elle est mêlée de convoitise. Il est devenu, — à quel moment, nous l’ignorons, mais quand nous faisons sa connaissance, le mal est déjà fait, — amoureux de sa pupille. L’est-il résolument et n’est-il plus autre chose ? Non pas ! Il propose à Smilis, en père jaloux, mais en père, un parti qu’il lui saura bon gré de refuser) elle le refuse, en effet : il s’en réjouit en amoureux jaloux ; — Pour elle, l’état de son âme est bien simple : elle aime Kerguen d’amour filial et n’aime personne autrement. Elle ne pense guère au mariage ! Quand l’amiral, au milieu d’une fête lui dit qu’un de ses danseurs demande sa main, elle répond de sa voix limpide : « Il n’aura donc jamais fini de me taquiner ! » Puis elle saute au cou de son tuteur : « Je ne veux pas d’autre mari que vous ! » Toutes les petites filles ont dit cela, et du ton le plus sérieux : « Quand je serai grande, j’épouserai papa ! » Toutes les jeunes filles l’ont répété, par manière de plaisanterie et de défense câline, le premier lendemain de bal où leur père les harcèle d’un jeune homme qui a l’impertinence de menacer leur liberté : « Papa, je n’ai pas besoin d’un autre mari que vous ! »

Voilà dans quels sentimens se tiennent de pied ferme, au début de la pièce, le héros et l’héroïne. Nous sentons bien cependant qu’on va marcher tout de bon à un mariage ; nous nous demandons par quelle voie. Comment l’amour de Kerguen va-t-il se tirer de l’affection paternelle. où il est encore engagé ? Comment l’amour de Smilis va-t-il naître et s’éveiller dans les langes de la piété filiale ?

Oui vraiment, nous marchons à un mariage, mais par la voie la plus simple : par la voie de l’entr’acte, — ou plutôt nous y sautons à pieds joints, nous y voilà. Quand la toile se relève, on revient de la cérémonie. Apparemment, durant ce bref intervalle, les âmes ont fait de grands progrès ; nous allons bien en juger : l’auteur, selon la mode de cet hiver, nous permet d’assister au prélude de la nuit de noces. Dans Autour du mariage, nous avons vu M. d’Alaiy, échappé des vignettes de la Vie parisienne, prendre un avant-goût de l’hyménée en faisant des bulles de savon et ne prendre rien autre chose. Dans le Maître de Forges, nous avons vu Philippe se quereller avec Claire, lui désigner une chambre à droite et se retirer dans une chambre à gauche. Sans doute, nous allons voir ici des gens plus heureux : pour qu’ils en soient venus seulement à ce point, il faut que leurs sentimens se soient bien modifiés depuis le premier acte.

Mais non ! l’amiral s’approche de Smilis en amoureux, mais son amour ne se révèle encore que par des façons ambiguës ; et quand Smilis, demeurée la même, lui dit ingénument : « Bonsoir, mon père ! » et se lève pour rentrer dans sa chambre de jeune fille, il redevient père, ou plutôt il éprouve qu’il l’est toujours ; il se désole, mais il se résigne et se repent. Sa passion, après quelques mines, s’est laissé