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En quoi il rendra un service éminent à ce pays ; car au fond, dans ce débat, ce n’est pas une simple question de pédagogie qui s’agite, ce n’est pas seulement l’éternelle querelle littéraire des anciens et des modernes qui s’est rallumée : ce qui est en cause, c’est le clair génie français lui-même qu’on est en train d’obscurcir ; c’est toute une génération, déjà triste, élevée dans la douleur et dans les larmes, au bruit de la défaite, sans ouverture sur le ciel qu’on lui a pris et sur la gloire qui n’est plus ; ce sont nos enfans qu’on excède et qu’on déprime ; c’est notre pays abattu, mutilé qu’où voudrait, tout frémissant encore, courber sous le joug de méthodes et d’une culture étrangères. Voilà le grand, le vrai danger des nouveaux programmes. A tous leurs autres défauts ils ajoutent celui d’être antipathiques à notre race ; ils ne sont pas nés en terre gauloise, en terre sainte ; ils ont été conçus là-bas. Ils nous sont venus de l’est, avec l’invasion ; ils l’ont complétée et ils la continuent.

La France s’était mieux défendue jadis : elle avait été vaincue, mais non subjuguée, conquise, mais non réduite en vasselage. Elle avait soigneusement gardé contre le Teuton ses arts, ses lettres, ses écoles, son érudition nationale ; elle était demeurée soi-même, un peu légère sans doute, le pays de la gaie science et du franc rire, mais si vive et si fine, et portant si loin, dans toutes les directions de la pensée humaine, cette clarté supérieure dont il semble qu’un rayon d’en haut ait touché son berceau ! Par grâce, ne laissons pas s’amoindrir entre nos mains ces dons précieux, ne laissons pas dévier l’esprit velche de ses voies naturelles. Retenons-le dans sa tradition. Ne souffrons pas qu’on l’altère par d’épais alliages. C’est assez de l’inoubliable outrage de l’année terrible : n’y ajoutons pas de nous-mêmes cette dernière humiliation de voir régner dans nos écoles et sur notre jeunesse une mauvaise contrefaçon de l’érudition et du pédantisme allemands.


ALBERT DURUY.