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idées et des personnalités dans les assemblées nombreuses, où chacun tire nécessairement à soi, sans se préoccuper des proportions générales et des harmonies nécessaires, et vous ne serez plus étonnés qu’une œuvre conçue parmi tant d’incohérences soit déjà si controversée.


II

Cette œuvre, on devait le prévoir, ne pouvait être et n’a été, en réalité, qu’une mauvaise transaction. Placé entre des opinions extrêmes et qu’il jugeait également dangereuses, le conseil supérieur « a essayé d’être modéré. » On lui en a fait un mérite ici même et nous souscrivons, volontiers, en ce point et dans cette mesure un peu négative au jugement porté sur lui par un de ses membres les plus éminens[1]. Il a essayé, c’est convenu, ses intentions étaient pures, soit ; mais allons aux faits et tâchons d’en préciser les caractères.

Le trait dominant des programmes de 1880, c’est la prépondérance du français. Dans l’ancienne organisation des études, les langues anciennes, le latin surtout, tenaient la tête : l’étude de la langue et de la littérature nationales ne venait qu’ensuite. Il était reçu que la meilleure manière d’apprendre le français, c’était encore de traduire beaucoup de latin et de grec. On pensait que les versions et les rédactions d’histoire suffisaient jusqu’à la seconde ou la rhétorique en tant qu’exercices de style, et l’on considérait comme superflu de permettre à des enfans ayant moins de quinze ou seize ans d’exprimer leurs idées propres dans la langue maternelle.

Aujourd’hui, quelle différence ! En additionnant pour une semaine, dans toutes les classes, le nombre d’heures attribuées à chaque enseignement, on trouve pour le français 51 heures, pour le latin 39, pour le grec 20, pour l’allemand ou l’anglais 33, pour les sciences 38, pour l’histoire et la géographie 36 : c’est-à-dire que les rôles sont absolument intervertis. La latin n’a pas seulement perdu son antique suprématie : serré de près par les sciences et par l’histoire, il n’entre plus que pour un sixième environ dans les études classiques. On le commence deux ans plus tard, et on lui consacre beaucoup moins de temps et d’exercices qu’autrefois. Est-ce un bien, et que penser d’un changement aussi radical ? Quelles sont les raisons qui ont décidé le conseil supérieur à bouleverser aussi complètement l’ancien ordre de choses[2] ? On eût compris qu’il

  1. Voir l’article de M. Boissier, dans la Revue du 1er septembre 1880.
  2. Il est fâcheux que l’opinion publique en soit réduite, sur ce point capital, à de simples conjectures. Seul parmi toutes les assemblées électives, le conseil supérieur de l’instruction publique fonctionne et légifère à huis-clos. Les procès-verbaux de ses séances ne sont même pas régulièrement tenus à jour, ou, s’ils le sont, c’est d’une façon très sommaire. En tout cas, la communication n’en est pas autorisée. C’est là une lacune que nous signalons aux législateurs à venir. Il n’est pas bon qu’une assemblée qui a la prétention d’être représentative demeure en dehors des conditions et des formes du système représentatif.