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formation des idées. Prendre pour exemple quelques-unes des plus importantes de nos idées. » Peut-on deviner par là si l’auteur du programme est partisan des idées innées ou partisan de la table rase ? Peut-être croira-t-on que la solution est indiquée plus loin, car il y a un paragraphe « sur la raison. » Eh bien ! non, car la raison n’était pas entendue dans le sens de Kant, c’est-à-dire comme raison pure, comme fournissant des principes et des formes a priori ; mais elle était définie « la faculté de connaître, » et c’est à elle qu’on rapportait toutes les facultés intellectuelles : conscience, attention, mémoire, etc., sans même que, dans cette énumération particulière, la raison proprement dite fût mentionnée. Dans ce sens, M. Laromiguière, M. de Cardaillac[1] et leurs disciples pouvaient très bien accepter la différence de la sensibilité et de la raison. Ainsi neutralité sur la question fondamentale qui divisait les deux écoles ; voici le premier point. En voici un second. Sans doute, la doctrine était spiritualiste, et, sur ce point, il n’y avait pas de différence entre Laromiguière et Cousin. Mais le spiritualisme pouvait-il se manifester sous une forme plus sage et plus discrète que dans les mots que nous avons déjà cités : « Distinction de l’âme et du corps ? » C’est à peine si cela même est de la métaphysique, car la distinction de l’âme et du corps est donnée, même empiriquement, par la distinction de la conscience et de la non-conscience. Enfin ces termes mêmes n’impliquaient pas une solution plutôt qu’une autre. Sans doute, la question, en fait, était résolue par l’affirmative ; mais le programme n’imposait rien.

Si nous passons à la morale, au lieu de trouver le programme de 1832 trop dogmatique, nous le trouvons, au contraire, tellement élastique et tellement empirique qu’il laisse presque disparaître l’idée d’une morale et la réduit pour ainsi dire à la psychologie. Ce n’est plus qu’une analyse des motifs de nos actions, une description des phénomènes moraux. La loi morale n’est pas même affirmée en tant que loi : ce n’est guère « qu’un sentiment et une notion. » Sans doute, il n’y a pas à soupçonner que l’enseignement de la morale ait été débilité dans l’école de Cousin et de Jouffroy : soit le Cours de droit naturel, soit le Vrai, le Beau et le Bien nous présentent les doctrines les plus fortes et les plus pures ; mais enfin le programme, en morale, est si peu autoritaire

  1. Nous incitions à croire que M. de Cardaillac a collaboré à la confection du programme et qu’il aura été rédigé en commun.par Jouffroy et par lui : ce qui explique le caractère de circonspection et de neutralité qui s’y remarque, et qui est absolument différent de ce que l’on croit aujourd’hui. Si notre conjecture est fondée, il serait vrai de dire que Cousin, aussitôt en possession du pouvoir, aura fait rédiger le programme par ceux-là même qui ne partageaient pas ses idées. Quelle étrange intolérance !