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culte. Le personnel se recrutait à la fois parmi les croyans et les non croyans ; et nous sommes obligé d’ajouter que le nombre de ceux-ci l’emportait de beaucoup sur ceux-là. Avons-nous le droit de parler ainsi et d’entrer dans l’intérieur des consciences ? Oui, sans doute ; car cette indépendance à l’égard de la religion révélée se manifestait extérieurement et publiquement par des écrits et relève par conséquent de l’histoire et de l’opinion. C’était, par exemple, Fr. Bouillier traduisant et publiant avec une introduction franchement rationaliste, le livre de Kant intitulé : de la Religion dans les limites de la raison. C’était Bersot engageant à Bordeaux une vive polémique contre le père Lacordaire et disant : « On n’a pas le droit de me demander une profession de foi ; je n’en ferai pas. » C’était Vacherot, qui, dans son premier volume de l’École d’ Alexandrie, couronné par l’Institut, expliquait à tort ou à raison l’origine du dogme chrétien par l’influence platonicienne. C’était Emile Saisset, le plus circonspect, le plus équilibré des disciples de Cousin, et auquel on reprochait de tenir la balance trop égale entre la religion et la philosophie, qui écrivait dans la Revue en 1845 : « Nous tenons la distinction des vérités naturelles et des vérités surnaturelles pour une distinction parfaitement artificielle. Il n’y a pas deux ordres de vérités, il n’y a que des formes diverses de la vérité. » Il disait encore, dans un autre travail, explicatif du précédent : « Nous ne nous attendions pas, il faut l’avouer, à être accusé d’exprimer une ambition médiocre au nom de la philosophie. Que lui proposons-nous en effet ? La conquête pacifique du genre humain. » Ces doctrines libérales et hardies étaient celles de presque toute l’école. A quelle époque, nous le demandons, avait-on vu en France dans l’enseignement public une telle liberté d’opinion, une telle franchise de langage ? Enfin, ce qui met hors de doute le caractère de la philosophie d’alors, ce sont les attaques redoublées et véritablement furibondes dont elle était l’objet. Je ne parle pas des ouvrages sérieux et de haute polémique tels que celui de Gioberti et celui de l’abbé Maret. Mais, à côté et au-dessous de cette controverse élevée et respectable, paraissaient d’indignes pamphlets, dont le principal : le Monopole universitaire, par le chanoine Desgaret, mit en feu le monde philosophique et libéral, amena les représailles de Michelet et de Quinet, et accusait l’université de panthéisme, d’athéisme et des immoralités les plus immondes, en faisant retomber surtout sur Cousin la principale responsabilité. Même à la chambre des pairs, ses adversaires le prenaient à partie personnellement, et l’un d’eux, s’adressant à lui en face, lui disait : « Oui, monsieur, nous vous connaissons bien, nous vous connaissons trop bien, car nous savons tout le mal que vous avez fait…