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Telle était la doctrine de Victor Cousin, et cela non en 1830, le lendemain d’une révolution où tout le monde était plus ou moins entraîné par le mouvement et la fièvre de la bataille, mais quatorze ans après, en 1844, dans la pleine possession de son autorité philosophique, quelques années à peine avant sa chute, et au moment où le clergé reprenait une attitude offensive et où le gouvernement lui-même hésitait et n’était pas éloigné de se prêter à une réaction. A la vérité, en affirmant si hautement le caractère laïque de l’université, Cousin ajoutait « qu’elle respecte tous les cultes et même qu’elle les fortifie, qu’elle les sert tous sans se mettre au service d’aucun, qu’elle est profondément morale et religieuse ; » enfin, qu’elle fait pénétrer dans les âmes les convictions qui font l’honnête homme et a les croyances générales qui servent d’appui à tous les enseignemens religieux. » En un mot, il n’entendait pas la philosophie laïque comme le font aujourd’hui beaucoup d’esprits, en ce sens qu’il faudrait exclure de la philosophie toute idée religieuse, même naturelle. Mais à cette époque, personne, absolument personne, dans le parti libéral, n’aurait eu l’idée de demander une philosophie sans théodicée. C’est un point, d’ailleurs, sur lequel nous reviendrons. Disons seulement que Victor Cousin entendait par laïque un enseignement affranchi de tout caractère confessionnel, et c’est là le vrai sens du mot de laïcité.

Voilà donc ce que Victor Cousin a voulu faire ; voyons maintenant ce qu’il a fait. Inutile de dire que le programme de philosophie n’avait aucun caractère théologique, j’entends par là (ce qui était alors parfaitement clair), aucun caractère qui indiquât l’intervention du dogme révélé. Même cet article équivoque et susceptible d’être interprété dans le sens d’une religion d’état : de Necessitate religionis, fut supprimé. Mais ce n’était pas tant du programme qu’il s’agissait que du personnel enseignant. Par cela seul que ce personnel ne se recrutait plus dans le clergé, et surtout qu’il n’était plus surveillé par le clergé, toutes les croyances religieuses y étaient représentées. On vit alors ce qui scandalisait le marquis de Barthélémy à la chambre des pairs, « des protestans enseignant l’histoire aux catholiques, des israélites enseignant la philosophie à des chrétiens. » Le jour où M. Ad. Franck fut reçu agrégé de philosophie, M. Cousin dit : « La philosophie est sécularisée[1]. » Plusieurs professeurs étaient protestans. Non-seulement les professeurs n’étaient pas choisis dans un culte particulier, mais encore, ce qui en est la conséquence, ils pouvaient dans la pratique n’appartenir à aucun

  1. Que ce fût là une vraie conquête, comment ne pas le croire, lorsqu’on vit plus tard en 1850 la philosophie interdite à un professeur parce qu’il était israélite ?