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partagé, à l’égard de Belle-Isle, l’injustice et l’inconstance communes. Sans le défendre bien vivement, ce qui n’eût pas été dans son caractère, il ne s’était jamais associé aux détracteurs de son ancien favori. Belle-Isle en était prévenu et ménagea sa rentrée en conséquence, de manière à faire habilement appel à tous les souvenirs qui pouvaient toucher une âme royale. Il parut à Versailles chamarré de tous les ordres qu’il avait reçus, dans des jours de prospérité, en témoignage de la reconnaissance des souverains allemands, mais pâle, défait, appuyé sur le bras d’un ami, et boitant plus bas que jamais, comme s’il lui eût été plus difficile de monter les marches de l’escalier d’un palais que de gravir les montagnes glacées de la Bohême : c’était rappeler, par une poignante image, à la fois ses services et ses souffrances.

Le roi, en le voyant, se montra affectueux et ému ; il lui donna, dès le lendemain, l’audience qu’il réclamait et reçut de sa main un long mémoire justificatif, dans lequel deux personnes étaient accusées de tous les malheurs publics : Frédéric et le maréchal de Broglie, mais le second bien plus encore et bien plus vivement que le premier. Le roi prit le document de bonne grâce et chargea les ministres des affaires étrangères et de la guerre de conférer avec le maréchal sur toutes les questions diplomatiques et militaires encore pendantes. La plus grande déférence lui fut témoignée dans ces entretiens ; mais il ne put pourtant s’empêcher de remarquer qu’en s’informant auprès de lui des faits passés et de l’état présent des affaires, on ne lui faisait part d’aucun projet pour l’avenir. A ces marques d’égard, d’ailleurs, dont il fallait bien paraître touché, d’autres furent jointes auxquelles Belle-Isle fut peut-être moins sensible. C’était un intérêt tendre, mais pressant, pour sa santé et une promptitude obligeante à lui accorder tous les congés qu’il demandait, pour aller se rétablir par le repos dans son domaine de Bizy. Rien ne fut épargné pour ôter l’apparence d’une disgrâce à cette retraite, qui en eut cependant tous les effets.

Belle-Isle ne s’y trompait pas, car il écrivait lui-même à son ami l’évêque de Rennes, ambassadeur en Espagne… « Je n’ai que lieu d’être content de la manière dont tout s’est passé de la part du roi, et comme les remèdes que je fais exigent beaucoup de régime et fort peu de mouvement, je n’ai pu faire ma cour qu’une ou deux fois la semaine, et ce n’a jamais été sans que le roi m’ait demandé des nouvelles de ma santé et que Sa Majesté ait eu la bonté de marquer d’y prendre intérêt : cela n’empêche pas que l’on dise journellement toutes sortes de choses et qu’on m’envoie en exil à Bizy, parce que j’ai dit vouloir y aller, comme en effet c’est mon projet. Il est vrai que je suis trop bon citoyen pour n’être pas