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enfance, dans une maison dont la règle était très relâchée, relevée de ses vœux de bonne heure (mais trop tard pourtant puisqu’elle y avait déjà manqué), était non-seulement l’appui, mais en réalité l’auteur de la fortune de son frère. C’était elle qui, grâce à ses relations de nature peu douteuse avec le cardinal Dubois, avait introduit le jeune abbé pendant la régence dans les régions voisines du pouvoir, et depuis lors elle avait eu l’habileté d’y rester elle-même avec lui, de manière à lui venir constamment en aide à tous les pas de sa carrière. Outre les gens en place et en crédit, de qui elle savait toujours se faire agréer, elle réunissait autour d’elle une classe d’hommes dont l’influence n’a jamais été nulle en France et allait devenir souveraine : celle des littérateurs et des savans. Elle leur ouvrait un salon où ils pouvaient rencontrer des gens de cour, qu’ils auraient eu peine à aborder ailleurs ; car le grand art de Mme de Tencin (c’est le nom qu’elle portait en sa qualité de chanoinesse) était d’avoir su, malgré une noblesse des plus minces, que son genre de vie personnel n’avait pas rehaussée, s’élever et se maintenir à une condition, je devrais dire à un niveau social convenable, même suivant les préjugés du temps, pour la sœur d’un ministre et d’un cardinal. Les libertés qu’elle se permettait étaient contenues dans une mesure discrète qui ménageait cette décence de surface. Douée d’un talent littéraire distingué, elle écrivait des romans assez libres, mais sous le voile de l’anonyme, pour ne pas être confondue avec les lettrés de profession. Vivant de ses galanteries, elle gardait assez de réserve apparente pour n’être pas rangée parmi les courtisanes. Trente ans plus tard peut-être, préjugés et mœurs s’étant relâchés, elle aurait usé de moins de réserve, elle eût signé de son nom le Siège de Calais et n’eût pas pris tant de soin pour cacher la naissance irrégulière d’un fils qui devait s’appeler d’Alembert[1].

Il était impossible que Richelieu, parmi toutes les aventures galantes qu’il avait courues, n’eût pas été mêlé au moins un jour à quelque incident d’une telle vie. Mais ce caprice, qui avait à peine marqué dans deux existences aussi remplies et se perdait chez l’un comme chez l’autre au milieu d’une rapide succession de souvenirs, n’avait laissé, entre lui et Mme de Tencin, d’autre trace qu’une liaison familière dont la politique aujourd’hui pouvait profiter. Voici alors comment s’établit sans effort une entente qui naissait en quelque sorte d’elle-même. Par l’entremise de Richelieu, Mme de Tencin et Mme de La Tournelle, très bien faites pour s’entendre, se mirent rapidement en amitié. Mme de Tencin, à son tour, fit partager à son frère les vues de son ami, et le cardinal, que des

  1. Voir sur les débats de Mme de Tencin, Saint-Simon, chap. DCCCXVII.