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assistans se prenaient à sourire. On peut juger avec quel plaisir lui-même il entendait pour la première fois sortir de la bouche du roi la phrase même dont il devait ensuite se faire l’écho.

Aussi ne crut-il pas pouvoir mieux répondre à la pensée royale qu’en préparant sur-le-champ un long mémoire où il ne traitait, en réalité, ni de la situation politique du moment ni de l’ensemble des opérations militaires, mais où il se bornait à faire passer sous les yeux du roi et à commenter l’instruction donnée par Louis XIV à son petit-fils Philippe V, quand il l’envoyait régner en Espagne. A vrai dire même, ce n’était pas l’instruction tout entière composé ? de trente-neuf articles qui fit l’objet du commentaire, mais uniquement la phrase finale ainsi conçue : « Ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître. N’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera toutes les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. » Évidemment ce n’était pas là un avis qu’on pût donner tant que le premier ministre en exercice gardait encore l’apparence du pouvoir et se flattait même par momens d’un retour de vie. Mais le soin extrême avec lequel ce mémoire est rédigé, l’abondance de pièces historiques empruntées aux exemples de la royauté passée, le travail qu’il a dû coûter, ces divers indices font croire à M. Rousset, — et je partage entièrement son avis, — que le maréchal le prépara d’avance, à tête reposée, afin de se tenir tout prêt à le faire partir par le retour du courrier, qui annoncerait enfin le terme attendu.

J’ai dit que, dans cette entreprise passablement aventureuse et en tout cas un peu tardive d’apprendre à un roi son métier, Noailles trouva, sans le savoir, un auxiliaire qui ne lui ressemblait guère. Si, comme on l’a souvent prétendu, chacun de nous conserve toute la vie l’empreinte ineffaçable des premières impressions qu’a reçues sa jeunesse, cette remarque explique assez bien comment le faible écart qui sépare deux générations suffit souvent pour que des hommes élevés dans les mêmes conditions, placés dans le même rang social, issus parfois des mêmes familles, ne présentent presque aucun trait commun. C’était le cas de Noailles et d’un de ses proches, mais plus jeunes parens, duc et pair comme lui et portant un nom décoré d’un lustre moins ancien, mais plus éclatant : celui de Richelieu.

Les deux ducs avaient bien commencé l’un et l’autre leur carrière aux pieds du trône du grand roi ; mais ils avaient paru devant lui à vingt années de distance, et ces vingt années étaient précisément celles pendant lesquelles l’astre de Louis XIV, encore dans tout son éclat après Ryswyk, s’était chargé de tous les sombres