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qu’on devait affronter le péril, il ne pouvait se plaindre qu’on le chargeât d’y faire face ; mais, ayant appelé l’attention du roi sur les difficultés de là tâche, il fut surpris de trouver le prince prêt, non-seulement à l’écouter, mais à discuter avec lui sur tous les points, ce qui supposait qu’il avait pris cette fois, par extraordinaire, la peine d’étudier et de réfléchir. — « Le roi, dit encore Luynes, répondit à merveille sur tous les articles. » Noailles se retira plein de la conviction que le roi songeait sérieusement à sortir de son inaction, et de la pensée plus flatteuse encore, que c’était lui qui était choisi pour servir de guide à ses premiers pas[1].

Il n’avait garde de laisser se dissiper de si bonnes dispositions, ni se fermer cette ouverture. Aussi, à peine arrivé à son poste, il se crut autorisé à correspondre directement avec le roi pour lui rendre compte de la situation, assez précaire et assez misérable, où il trouvait les provinces confiées à sa garde, et des mesures urgentes qui étaient nécessaires pour les mettre sérieusement en état de défense. Mais il en prenait occasion pour faire comprendre que ces précautions de détail seraient impuissantes si elles n’étaient mises en accord avec un plan général d’opérations, et pour solliciter, sous une forme indirecte, mais très claire, la permission d’étendre lui-même le champ de ses observations comme de ses conseils :

« Bien n’est si capital, Sire, disait-il, que de prendre des arrangemens pour former sur cette frontière une armée capable d’arrêter les entreprises de vos ennemis déclarés, d’imposer aux ennemis secrets de votre état et de rassurer vos alliés… Mais j’ose représenter à Votre Majesté que, dans des conjonctures aussi importantes et aussi difficiles que se trouvent actuellement les affaires de votre état, il est presque impossible de former aucun plan en particulier sans embrasser le tout. Les affaires se tiennent par des liaisons qui les mettent dans une dépendance nécessaire les unes des autres, et ce n’est que par la combinaison de toutes les parties qu’on doit se décider sur ce qu’il est le plus avantageux de faire pour chacune d’elles en particulier. Mais quels que soient le zèle et le dévoûment qui puissent remplir les cœurs les plus pénétrés de respect et d’amour pour Votre Majesté, une infinité de raisons que sa pénétration lui fera aisément découvrir retiennent ceux mêmes qui seraient le mieux intentionnés et le plus en état de la servir. Ainsi jusqu’à ce qu’il plaise à Votre Majesté de me faire connaître ses intentions et sa volonté, me bornant uniquement à ce qui regarde la frontière dont elle m’a donné le commandement, je parlerai avec franchise et liberté sur l’objet qui est confié à mes soins, et je me tairai sur tout le reste, toujours prêt, cependant, à vous exposer, Sire,

  1. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 211.