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enfin la dépendance sous laquelle elle languissait. Louis XV n’avait pris part ni aux victoires ni aux revers de ses armées ; il n’avait ni paru sur un champ de bataille, ni dirigé, même de loin, aucune opération militaire. A trente ans passés, déjà père d’un fils adolescent, il demeurait toujours un grand et docile enfant sous la férule d’un pédagogue. De tous les reproches qu’on faisait à Belle-Isle, le plus grave peut-être était d’avoir ménagé à dessein cette disposition indolente, dans la pensée secrète d’en profiter lui-même un jour, et d’avoir porté la guerre à des distances telles que le roi, ne pouvant songer à l’y joindre, ne pouvait ni lui disputer le commandement ni même exercer à côté de lui une action efficace. N’était-il plus temps de réparer cette double faute et ne pouvait-on pas trouver des serviteurs assez dévoués pour l’entreprendre ? En tous cas, le moment était venu où, soit de gré, soit de force, il fallait bien tenter une nouvelle épreuve ; car cette émancipation de la volonté royale, que personne n’avait voulu ou su provoquer, la mort, si longtemps sourde aux vœux des ambitieux comme des sujets fidèles, se chargeait enfin de l’accomplir.

L’appel de deux favoris, d’Argenson et Tencin, au conseil royal était, en effet, chacun le sentait, le suprême effort de l’existence ministérielle de Fleury. Le cardinal trouvait dans ces choix la garantie que personne ne commanderait à sa place, mais nullement la force de continuer à commander lui-même. Sa main restait ainsi toujours mise sur la toute-puissance, mais cette obstination ne lui rendait la faculté ni d’en jouir ni d’en user. On eût dit un avare mourant, qui, déjà privé du souffle et incapable de mouvement, saisit encore par une contraction nerveuse l’objet précieux de sa passion pour en repaître au moins ses regards. Cette agonie, qui était celle d’un pouvoir encore plus que d’un homme, se prolongea plusieurs mois au milieu d’un attente générale ; nous en avons le compte-rendu presque quotidien dans les correspondances du ministre de Prusse, Chambrier, qui en note tous les progrès avec un mélange singulier d’observations politiques et médicales, et une crudité de détails digne d’un infirmier d’hôpital :

« Malgré le plaisir que je fis hier au cardinal (écrit-il le 9 septembre) en lui portant de bonnes paroles de la part de Votre Majesté, je le trouvai triste et abattu, comme un homme qui sent qu’il se meurt : l’estomac ne va plus bien et les ressorts sont usés, et, quoique l’esprit se soutienne encore, la vue baisse beaucoup : le fond des yeux est terne, quand il se laisse aller ; il n’entend plus aussi facilement qu’il faisait, car j’étais presque entre ses genoux pour me faire entendre, sans parler trop haut, et l’entendre à mon tour. Cependant il se ranima tant qu’il put et fît quelques pas